La donnée : un bien commun incontournable pour la cité
mars 7, 2017 par Zélia DARNAULT
Le 31 janvier 2017, la chaire Environnements connectés Banque Populaire Atlantique -LIPPI accueillait Bruno Marzloff, sociologue, prospectiviste, fondateur du groupe Chronos, Francky Trichet, enseignant chercheur à l’Université de Nantes et adjoint en charge de l’innovation et du numérique à Nantes Métropole, Olivier Duhagon, délégué régional d’Enedis Pays de la Loire et Thomas Busson, Président de Matlo, à venir échanger sur la thématique « La donnée, un bien commun incontournable pour la Cité ». Cet événement a été organisé en partenariat avec la SAMOA – Cluster Quartier de la Création. Morceaux choisis de leurs interventions.
Introduction, par Jean-Luc Charles, Directeur général de la SAMOA – Cluster Quartier de la Création
Pourquoi la Samoa s’intéresse à la donnée ? Nous nous définissons d’abord et avant tout comme un opérateur qui intervient pour le compte de Nantes Métropole sur la fabrique de la ville et ses usages, comme aménageur de l’île de Nantes et comme animateur économique du Cluster Quartier de la Création, un quartier interdisciplinaire dédié aux industries créatives et culturelles. À ce titre, nous animons trois communautés créatives sur trois thématiques : la santé, le bien être et le mieux vivre, les espaces et les modes de vie, et enfin la ville durable et connectée. C’est dans le cadre de cette troisième thématique que nous avons souhaité nous associer à cet événement.
Nous avons engagé une démarche sur les nouvelles figures de durabilité sur l’île de Nantes. La smart city et tout ce qui est relatif au développement du numérique dans la ville ne peuvent donc pas nous laisser indifférents. Pour autant, je ne pense pas que la smart city et les smart grids révolutionnent les formes et les fonctions urbaines comme cela a pu être le cas avec l’introduction de la voiture et de l’électricité. Si la ville évolue, c’est plutôt sous le coup de la contrainte liée au changement climatique : il va falloir qu’on construise une ville sobre, une ville durable, compacte. On va réinventer la rue et la mitoyenneté. La ville étendue, spontanée est donc une figure périmée. Si la smart city ne va pas modifier fondamentalement la morphologie de la ville elle va tout de même profondément bouleverser les usages urbains et la manière dont on peut vivre en ville. Dans la Rome Antique, on utilisait deux termes pour parler de la ville : Urbs (relatif à la forme de la ville) et Civitas (relatif à l’art d’être un citoyen et au vivre ensemble). Le notion de smart city nous interroge sur ce second domaine : sur notre relation avec l’autre, notre relation avec la ville et sur les représentations que l’on peut édifier comme citoyen dans la ville. A cet égard, le traitement de la donnée et la manière dont les données nous façonnent une personnalité ou un profil sont aussi un système de représentations croisées qui interroge les citoyens que nous sommes.
– Le 1er décembre 2016 a été lancée l’exploration internationale Datacités. En quoi consiste-t-elle ? Par quoi a-t-elle été motivée ?
Bruno Marzloff : Cette question des données agite les sociologues depuis une quinzaine d’années. Évidemment nous ne sommes ni techniciens, ni ingénieurs, mais les observations des usages que nous faisons sur la ville nous ont très vite convaincus qu’il était en train de se passer quelque chose. L’arrivée du téléphone mobile a très largement transformé l’organisation de nos quotidiens et progressivement sont apparus un certain nombre d’objets bizarres dans la ville : caméras, capteurs et autres. On a ensuite assisté à l’éclosion de l’open data, puis du big data et enfin de la smart city. Peu importe la sémantique, la question soulevée va bien au-delà : quelle ville voulons-nous à l’aune d’un numérique ambiant et d’une transformation extrêmement radicale ? Il y a dix ans, nous avons appréhendé cette question avec la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) par des explorations consécutives comme « Ville 2.0 » où l’on interrogeait l’irruption du numérique dans l’urbain. On parlait d’éditorialisation de la ville, de pouls de la ville pour les mesures faites ici et là. Ce temps correspondait au moment de l’émergence du collaboratif. À un moment, on a réalisé que les choses étaient infiniment plus importantes, voire plus graves que ça parce qu’il y avait une transformation radicale du jeu des acteurs.
En effet, sont arrivés des acteurs qui ont pris leur élan très tôt, qu’on n’avait pas vu arriver comme Waze, Whatsapp, ou Facebook, qui constituent autant de pompes à données considérables. Leur intérêt se mesure à leurs centaines de millions voire milliards d’abonnés qui permettent de remonter une capilarité d’informations plus riches que n’importe quel autre moyen. Mais cela nous interroge. Qu’est-ce que Waze, par exemple ? C’est un modèle propriétaire dans l’orbite de Google qui a inventé son modèle économique performant, mais ce faisant a énoncé une forme de « service public-privé » qui pose question. Il ne s’agit pas d’accabler Googgle ou Waze mais plutôt d’interroger à la fois la manière dont ces acteurs nous interpellent par la captation des données qu’ils font, et par le fait qu’ils n’entrent pas dans une logique d’open data à laquelle l’ensemble du champ public est assigné. Il s’agit aussi d’interroger la place de l’acteur public et du citoyen. L’an dernier, on a senti qu’il y avait une attente très forte de toute une série d’acteurs (des territoires et des grands comptes) pour interroger ces sujets-là.
Après « Ville 2.0 », nous avons monté le programme « Datact » (rassemblant une quarantaine d’acteurs sur trois ans) dont l’une des conclusions majeures a été l’absolue nécessité de la donnée en partage, voire mieux de la donnée en bien commun. Aujourd’hui, on se saisit de cette question dans le cadre de l’exploration DataCités, avec Ouishare sur un plan international, pour analyser les alternatives aux avancées phénoménales acquises par Google et consors. Et faire des propositions de modèles types.
– Si l’on s’arrête sur l’exemple de Waze, en quoi ne ferait-elle pas mieux qu’un service public ? En quoi cette application n’est-elle pas d’intérêt public ?
BM : Waze se définit comme un facilitateur de la ville, et c’est un service gratuit. Pour autant, peut-on parler de « service public » ? Non, pas dans l’acception qu’on peut avoir d’un service public tel qu’il a été défini par la République il y a un peu plus d’un siècle. C’est un service personnalisé au public par une entreprise privée. Qui ambitionne de se voir reconnaître une légitimité publique. Waze a monté le programme « Connected citizen », défini comme « un programme libre d’échanges de données ». Waze approche des collectivités pour échanger des données qu’ils n’ont pas contre des données que la collectivité n’a pas. Waze est en train de contracter avec un certain nombre de villes sur ce sujet-là (Versailles Agglo, département du Var…). Est-ce un service intelligent ? Waze a toutes les apparences d’une intelligence : elle mobilise de la donnée, des algorithmes, de la prédiction, avec un design superbe. Mais ce n’est pas intelligent dans la finalité publique, parce que Waze ne fait qu’étaler des flux qui étaient concentrés sur certains axes sur d’autres axes. Waze permet de fluidifier mais ni de réduire la quantité de flux, encore moins le parc automobile de voitures particulières, la pollution et l’ensemble des perversités liées à ce dispositif. Ce n’est pas une politique publique vertueuse que met en œuvre Waze.
D’autres questions se posent : est-il normal qu’on fasse obligation, injonction à l’ensemble des acteurs publics de livrer leurs données et pourquoi préserverait-on ces acteurs privés de livrer leurs propres données ? D’autant que le modèle de la valeur économique de la data se crée dans le foisonnement, dans le croisement, dans la démultiplication des usages et leur enrichissement. Donc cette logique de bien commun doit être mise en oeuvre, ce que Waze ne fait pas. En contre-partie de Waze, il existe des modèles alternatifs, comme Easy Transport qui vise la conception de trousses à outils pour monter des dispositifs cartographiques de trafic et d’offres de transports sur des villes qui n’intéressent pas Waze ou Google parce que il n’y a pas de solvabilité publicitaire. On a donc d’un côté un modèle totalement propriétaire et dont la donnée nous échappe, et de l’autre des modèles qui peuvent mobiliser le citoyen. Dans un cas on a un hyperconsommateur passif de la ville, de l’autre on a un citoyen actif. Derrière la question de la donnée il y a donc aussi ces enjeux de l’implication citoyenne.
– On doit donc distinguer service public et intérêt général. Mais que peut faire le service public face à la puissance d’applications comme Waze ?
Francky Trichet : Je partage l’idée que les données en partage sont la seule richesse qui va nous permettre de pouvoir être au plus près des usagers, des citoyens de la ville. À Nantes, nous avons le projet de créer un datalab autour de l’énergie dans lequel on remet le citoyen au coeur du dispositif et de nos réflexions. Car si l’on veut vraiment créer un service qui a de la valeur il faut que différents acteurs se mettent autour de la table et qu’ils partagent leurs données, aujourd’hui propriétés de chacun de ces acteurs. La richesse ne se crée que lorsqu’on a la masse et la diversité de la donnée. La collectivité a un rôle majeur à jouer qui pourrait se traduire autour de la notion d’être en capacité de créer des conditions pour faire en sorte que, par un système de gouvernance, on puisse réunir des acteurs privés détenteurs de données, des collectivités qui sont parfois régulateurs et détenteurs, et des personnes capables de la transformer, de la valoriser, de l’éditorialiser. La responsabilité de la collectivité c’est de créer ces conditions et ces règles de gouvernance et de partage, par ce qu’on pourrait appeler la régie de la donnée. Il s’agit de co-construire un éco-système favorable à l’émergence de la donnée sur le périmètre qui ajourd’hui nous intéresse, celui de la cité. Pour revenir sur l’exemple de Waze, il s’agit de voir si l’on décide de l’intégrer ou pas dans notre éco-système parce qu’on aura choisi collectivement de le faire. À Nantes, on cherche à construire cette régie de la donnée et cet éco-système. On en est aux balbutiements, on avance bien, peut-être encore trop en silo. Je pense que l’on va avoir déjà des choses à dire sur l’expérimentation de cet écosystème de la data en 2017.
– Nous avons évoqué le datalab de l’énergie, comment Enedis se positionne dans cet écosystème ?
Olivier Duhagon : Enedis est un gestionnaire de réseaux, un service public, qui garantit une qualité de fourniture, un accès libre et non discriminant au réseau d’électricité. La transition énergétique est au coeur de notre travail, elle se construit au plus près des territoires. La transition énergétique, c’est la production d’énergie décentralisée. L’électricité n’est pas stockable et ses modes de production sont intermittents. C’est là tout l’enjeu des smart grids. Avant, on avait un réseau d’électricité qui communiquait dans un sens, maintenant il va falloir établit en temps réel et ce de façon plus complexe l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité Il faut qu’on numérise notre réseau d’électricité ce qui représente 2 millions de clients et à peu près l’équivalent de 2 fois le tour de la terre sur la région Pays de la Loire. Les smarts grids sont donc le lieu d’intégration physique des enjeux de transition énergétique. Mais ce ne sont pas les smart grids qui vont révolutionner la ville. Ce qui fait le lien entre le client et les smart grids c’est le compteur et les données de consommation. Nous devons aussi travailler sur un autre enjeu qui est le changement de comportement de nos clients pour consommer moins d’énergie, devenir un smart citizen. Il faut donc intéresser le consomm’acteur, lui donner les moyens. Grâce au compteur Linky, nous avons les données de consommation qui vont nous permettre de piloter en temps réel nos réseaux et d’intéresser les citoyens. Et ça, on ne va pas le faire tout seul, parce que la volonté politique est décentralisée, que les aménageurs, les éco-systèmes, les ambitions sont différents. Jusque là on était un service de fourniture d’accès au réseau, maintenant on devient un fournisseur d’accès à la donnée. Il est fondamental aujourd’hui de rassurer tous les citoyens au sujet de la smart city, il faut lever des craintes irrationnelles. Les données de consommation appartiennent au client. Il nous faut un opérateur, un tiers, qui va garantir qu’on va recueillir le consentement du client pour exploiter ses données de consommation, pour garantir que toutes les données privées vont être respectées. Avec le datalab on cherche à faire de Nantes Métropole une référence européenne sur la smart city et sur la gestion de l’accès des données. On aide la collectivité à être exemplaire sur la consommation de ses bâtiments publics. Pour cela, plutôt que de donner un accès une fois tous les deux ans aux données de consommation, on passe à un accès à J+1. Ensuite, nous allons chercher des opérateurs, des aménageurs travailler les cas d’usage. Avec ces données, quels cas d’usages simples et pratiques on va travailler pour répondre aux enjeux de planification énergétique, d’intégration des énergies renouvelables et pour arriver à une ville plus propre avec des citoyens plus propres ? Derrière le datalab, nous rêvons que le citoyen puisse rapidement être sensibilisé à ses données de consommation, pour devenir un green citizen, et ceci dans un enjeu de gamification. Et tout ceci ne va pas se faire en silo, il faut que l’on s’ouvre pour travailler avec d’autres services publics, avec d’autres opérateurs, et ça c’est une belle mutation.
– On parle donc de tiers de confiance, d’éco-système. Il y a un travail d’anonymisation des données qui semble important. Quel peut-être le positionnement du design dans ces processus ?
Thomas Busson : Il y a des besoins à peu près partout à la fois au niveau du citoyen, des politiques, des entreprises… La donnée est partout, pour tous et ce qui va être important de savoir et de questionner c’est qu’est-ce qu’a-t-on a envie de voir ? Il ne sert à rien de récupérer une grande quantité de données, de les mettre dans un silo. Tout cela ne sert pas à grand chose si on ne sait pas ce qu’on veut voir. C’est là tout l’intérêt de l’outil de visualisation. Chaque écosystème a ses propres données, il est intéressant de créer des régies au niveau local, régional, national, etc. C’est à ça que vont servir les outils de visualisation, il s’agit de donner un moyen de communication pour le grand public pour que les données soient lisibles et intelligibles et qu’on puisse les comparer entre elles. Ce côté visualisation doit être amené rapidement si on veut que le citoyen puisse prendre des décisions, juger aussi les politiques publiques et les actions qui sont mises en place.
– Il y a donc une nécessité de rendre intelligibles ces données mais également de les croiser pour éventuellement créer de nouveaux services.
BM : J’aimerais revenir sur la notion de bien commun que nous avons mise en baseline de notre projet. Qu’est-ce que c’est le bien commun ? C’est quelque chose qui existe déjà. Par exemple, il existe la base adresse nationale ouverte qui consiste en la syndication de l’ensemble des fichiers d’adresses de toute une série de grands acteurs (La Poste, L’EDF, ERDF…). Nous avions des milliers de colis qui n’arrivaient pas au bon destinataire, des pompiers ou le SAMU qui se trompaient d’adresses… Open Street Map a pressé Etalab de créer un dispositif avec le principe qu’on peut puiser dans la base à condition de la refournir avec des données qu’on a incrémentées entre temps, donc d’actualiser le système. Donc la donnée en bien commun existe. D’autre part, cette donnée en bien commun commence à se penser au niveau de la législation. Est apparue, il y a environ deux ans, la notion de « données d’intérêt général ». Cette notion est intéressante parce qu’un commun c’est d’abord une communauté. On peut donc parfaitement imaginer que sur l’île de Nantes ce format en communauté se mette à gérer toute une série d’éléments que l’ensemble des protagonistes de la ville de Nantes choisit de mettre en débat et en partage ensemble. Le passage par la loi n’est pas incontournable, on peut parfaitement décider au sein d’une communauté (un quartier, une ville, une métropole, une région…) de se saisir de cette question. C’est là sans doute une sortie intelligente, par le haut, d’une situation où les risques sont assez considérables. Nous avons évoqué Waze, mais Waze n’est que la petite partie du bras armé de Google sur la ville : l Sidewalk Labs développe Flow une entité et une base qui veut prendre tous les flux de la ville. Que Google se positionne sur la ville dit beaucoup de la maturité qu’il y a de ces enjeux de data sur la ville. Google a sans doute sa place mais Google doit rentrer dans un champ de contraintes décidées par une gouvernance qui est celle des acteurs publics et aussi celle des citoyens.
– Où en est-on de ces notions de gouvernance, de communs ?
FT : Je reviens sur l’idée de proximité. A Nantes, il y a un axe qui nous est très cher : le dialogue citoyen. Aujourd’hui, si on veut avoir un engagement, une contribution du citoyen, alors il faut qu’on soit en confiance. Et cette confiance elle prend sens si on a un périmètre dans lequel nous les collectivités on apporte un gage de confiance. On ne réussira à embarquer tout le monde que si on a cet engagement de confiance. Sur de la donnée un peu plus sensible, subtile, on va avoir du mal à ce que les gens s’engagent si on n’a pas en proximité un contrat de confiance qui s’établit entre les partenaires et les citoyens qui sont au coeur de cette régie et de cet écosystème. Pour revenir sur le bien commun, on ne peut l’avoir que sur un périmètre restreint. C’est pour cela que l’échelle de la métropole est intéressante parce que tous les acteurs sont là, on anticipe la ville de demain, sur des bassins économiques, des bassins sociaux qui font sens aujourd’hui. Sur ce périmètre là on peut engager un contrat de confiance et un écosystème qui soit fertile. Aujourd’hui, l’échelle de la métropole est la bonne échelle pour pouvoir définir cet engagement. Sans cet engagement, sans cette transparence on ne peut pas créer de l’apétence.
– N’y a-t-il pas un problème de littératie numérique, un problème de connaissance des citoyens de ces enjeux ?
FT : Cette question revient souvent. Si l’on se plonge dans la fabrique de la ville avec l’ensemble des gens, je pense qu’on ne parlera plus de littératie numérique. La question est plutôt de remettre un contrat de confiance et d’engagement, de redonner l’envie de la vie de la cité et de la fabrique de la cité. Sur cette vision du dialogue citoyen qu’on mène ici à Nantes on va au-delà de cet enjeu de la littératie numérique.
BM : En effet, il faut affronter cette question de la littératie numérique. Effectivement, la vision de la ville que l’on veut avoir précède la littératie, parce qu’on aura une vision de la ville, parce qu’on sera capable de construire une confiance entre les différents protagonistes. Sur la question de la confiance, une étude danoise a mesuré la confiance dans le bien public dans 78 pays. On est sur un score de 72% au Danemark et 22% en France, ça donne la mesure de tout ce qui reste à parcourir, car s’il n’y a pas de confiance ça ne pourra pas fonctionner. Il faut cependant admettre que le bénéfice de la facilitation d’un service fourni gratuitement grâce à la donnée subvertit la compréhension que l’on a de l’usage, du détournement et de l’accaparement de cette donnée. Et s’il y a illétrisme numérique, c’est là qu’il se situe. La data va dominer la ville de demain, elle sera omniprésente. Il reste à s’engager sur les maîtrises d’usages de la donnée : maîtrise pour l’acteur public, maîtrise pour l’usager, maîtrise pour l’entreprise et même maîtrise pour des entreprises comme Google, mais dans des conditions données. Ces questions de la confiance et de la maîtrise sont des préalables à résoudre avant de pouvoir prétendre être dans une ville intelligente.
– Dans le cas du compteur Linky, comment avez-vous gagné la confiance des utilisateurs ?
OD : Enedis a plutôt une bonne image. On est le sapeur pompier de l’électricité, on nous envoie quand il y a une rafale de vent et que tous les réseaux sont à terre. Mais quand on vient poser un compteur Linky, il y a une défiance totale. Il faut donc revenir sur un maître mot qui est la proximité : à un moment donné le client manque un peu de pédagogie, de sens et de proximité. Avec Linky, on a sous-estimé cette défiance et cette inquiétude vis-à-vis de la technologie qui touche toutes les couches de la société, avec des diversités des défiances qui nous ont laissés démunis. Il a donc fallu se rencontrer, se réunir, car la confiance se gagne. Notre ambition est d’arrêter de parler des citoyens mais de parler avec les citoyens. Par exemple, Nantes, à travers les grands débats sur la transition énergétique, crée des lieux de convergence où l’on peut échanger, et comprendre comment construire la transition énergétique ensemble.
– Quelle est la valeur créée par ces données ?
BM : Si l’on regarde les plus grosses valeurs boursières mondiales et américaines, les GAFA ont en quelques années détrôné les pétroliers, les télécoms… . Il y a donc manifestement beaucoup d’argent à faire. Mais la donnée, c’est aussi le socle de valeurs sociales, voire urbanistiques, etc. Donc c’est un combat politique. On a soulevé la question de la mesure que l’on pouvait faire de la performance des services qui pourraient être fabriqués d’une autre manière. Comment pourrait-on se saisir des externalités positives ? En l’occurence qu’est-ce que serait une externalité positive ? Au lieu du modèle de Waze qui étale les flux quelle serait l’application qui permettrait de favoriser l’ensemble des autres modes et de favoriser toutes les formes de partages, de travailler sur des logiques de proximité, dont l’issue serait moins de circulation donc moins de congestion, de pollution, de dépenses de santé, etc. La valeur est aussi là. C’est une économie dérangeant, mais une économie dans laquelle il va falloir investir parce qu’il y a là un enjeu majeur. C’est l’un des éléments que nous allons aussi tenter d’approcher dans le programme DataCités.
– Ces applications vont donc avoir un mode de financement différent. Il va falloir définir l’intérêt commun d’une application ?
BM : La notion d’intérêt général me paraît cruciale. Cette notion n’a pas été fixée à un moment et historiquement et pour perdurer. Elle se reformule au fil du temps et face aux défis que nous connaissons (environnementaux, sociaux, économiques…). De nouveaux modèles doivent s’laborer qui incarneront le nouvel intérêt général. La finalité de ce que nous allons faire dans Datacités c’est justement d’y réfléchir au travers de trois filières (mobilité, énergie et déchets), en analysant des cas d’usages dans le monde entier et en étudiant les combinaisons, les scénarios qui nous semblent intéressants :
- Quel jeu d’acteurs on met en oeuvre dans ce dispositif ?
- Quel est le modèle économique ?
- Quel modèle de statut de la data ?
Il y a là une curiosité et une envie très forte de la part des collectivités qui montent des appels d’offres de smart city et qui s’aperçoivent que ce qui se passe au final n’est pas du tout ce qu’ils avaient imaginé au départ. Cette fécondation de modèle signifie aussi qu’il y aura autant de modèle de smart city que de villes qui s’engageront sur cette démarche, et que ces démarches vont se croiser. Les villes sont en train d’inventer quelque chose d’extrêmement intéressant, et c’est passionnant de les accompagner comme nous le faisons avec la Samoa sur l’île de Nantes.
FT : On est tous dans cette envie d’aller dans la data, il faut donc travailler sur cette défiance que tout à chacun a quand on commence à parler de big data. Aujourd’hui, dans une collectivité comme la nôtre à Nantes Métropole on voit bien que tout le monde sent qu’autour de la data il y a de la richesse, plus d’efficience sur les services publics à aller chercher. Mais on y va avec quelques inquiétudes et on est en partie responsable de cette défiance et de cette peur. Quand on parle d’intelligence artificielle, de big data, ces notions effraient et entraînent une logique individuelle de défiance. Aujourd’hui, on le voit à toutes les échelles, celle du politique comme celle du citoyen. On doit mettre en oeuvre une pédagogie au niveau de la data pour rassurer, être optimiste, être un peu moins suspicieux. Une des pistes que l’on a, c’est de faire des expérimentations avec un début, une fin, une finalité, un scenario d’usage, une expertise d’usage associée dès le départ pour qu’on puisse à un moment donné montrer sur une thématique, sur un service particulier qu’aujourd’hui mettre de la donnée en partage ça a un sens. Le citoyen influence le politique, le politique va travailler avec les services. Et ce triptyque, il ne faut pas qu’on le perde.
BM : Il y a aussi une question de design, d’avoir un véritable service et de chercher comment on entame un dialogue avec les usagers. On ne va pas répondre à ces questions simplement avec du design, mais peut-être que les designers ont aussi une responsabilité dans ces dispositifs pour ouvrir des dialogues intelligents avec les usagers.
TB : Je suis content d’entendre parler de design. Quand on a commencé il y a 4 ans à travailler sur ce sujet, on parlait de data design, et il n’y avait pas grand monde qui nous écoutait. Si la majeure partie de la population a peur, c’est parce qu’on utilise des gros mots, comme big data, et que certains ne savent pas quoi faire de ces données. Si on veut avancer, il faut tester et apprendre du résultat. Il faut observer la ville pour pouvoir comprendre comment elle vit et comment on va pouvoir l’améliorer. Savoir faire évoluer les business modèles au cours du temps c’est aussi c’est du service, et c’est du design. Il n’y a pas que de la visualisation, il va falloir prendre en compte ce schéma : tester et apprendre avec les politiques avec tous les acteurs, il va falloir qu’on travaille ensemble. Et je pense que c’est ça aussi qui fait peur à beaucoup : comment des acteurs qui pendant des années ont travaillé tout seuls peuvent se mettre en réseau. Des données, ça fait des années qu’on en produit, la business intelligence ce n’est pas nouveau, on a toujours fait des tableaux, même avec un papier et un crayon, et on n’en avait pourtant pas peur. Je pense donc qu’on a perdu ce côté humain, ce bon sens et ce travail en commun et il va falloir qu’on retrouve ce bon sens naturel.
FT : Je pense que ce qui fait peur aujourd’hui c’est le phénomène prédictif. La data a toujours été là, par contre on n’a jamais eu autant de surpuissance sur les algorythmes prédictifs. Or, on aimerait bien savoir mais ça nous fait peur.
TB : il faut en effet bien se rappeler que la data c’est une aide à la décision, ce n’est pas la vérité.
– Sont-ce ces notions de preuves de concepts, d’essayer d’impulser que l’on retrouve dans la démarche City Lab ?
FT : On est effectivement dans cette démarche de n’être sûr de rien et de devoir travailler dans une logique interdisciplinaire, avec des opérateurs sont variés qui ont cette envie de partager une expérience, de la data. L’esprit du citylab c’est d’avoir des projets qui ont un début, une fin, sur lesquels on a des vrais indicateurs, et s’ils marchent on essaie d’essaimer, de généraliser. Il y a une volonté de pouvoir être sur une véritable expérimentation in situ in vivo à échelle 1. Aujourd’hui il faut qu’on expérimente de nouveaux usages de la ville et avec cette expertise d’usage qui doit être au coeur. C’est à dire qu’on imagine pas faire une expérimentation dans laquelle des indicateurs liés aux usagers ne soient pas aussi tout de suite partie prenante de l’expérimentation. On est sur un modèle très ouvert, on co-construit et on crée de la richesse. Ce n’est pas seulement une expérimentation, c’est mettre en partage une compétence, une expertise sur une expérimentation avec un début et une fin. Nous, les collectivités, on est là pour accompagner, pour mettre en sécurisation l’espace public. On va expérimenter tout un tas de choses sur cette nouvelle façon de fabriquer la ville, d’expérimenter la ville avant de généraliser. Je crois qu’on a suffisamment d’enjeux aujourd’hui et ce qui m’intéresse surtout c’est qu’on a suffisamment d’acteurs qui partagent cette envie d’expérimenter des choses qui n’existent pas ailleurs et de faire rayonner après. C’est une vraie richesse.
OD : Pour illustrer ce qui vient d’être dit, revenos sur le Datalab. Le Datalab c’est d’abord et avant tout un écosystème que représente le cluster Atlanpole. Si nous y participons c’est non seulement pour répondre aux enjeux de la métropole qui sont divers et pluriels mais c’est aussi et d’abord, parce que derrière il y a tout un éco-système, tout un réseau d’entreprises, de start-up qui ont besoin de ces données là pour pouvoir progresser dans leur business, et ils en ont besoin assez rapidement. Enedis qui est la source de ces données a fait la promesse à la métropole et à cet éco-système de donner rapidement une plateforme d’accès à ces données. Ce qui est très important pour rassurer le citoyen c’est de partir des usages, pas de s’intéresser à la technologie. Avec Linky, on est reparti sur des cas d’usages et on a démontré l’intérêt du portail internet qui permet de visualiser ses données de consommation, mais qui reste quand même tout modestement un portail assez préhistorique quand je vois ce que sont capables de faire d’autres. Donc si ce portail là on peut l’enrichir avec d’autres fluides et avec une meilleure datavisualisation, c’est sûr que ça va être génial. Quand on parle des usages, quand on montre ces victoires rapides, le client est embarqué.
BM : Je suis impressionné par l’accélération que l’on connaît. Chronos s’intéresse à la donnée depuis maintenant 15 ans. Nous avons ramé pendant longtemps pour essayer d’intéresser les acteurs publics et les grands comptes et aujourd’hui on assiste à un précipité. Il est en train de se passer quelque chose ce dont témoigne nos échanges de ce soir. Il y a eu des tentations de la part de certaines villes de régir la data dans une logique très patrimoniale qui a toujours été celle de l’acteur public. Et ce que l’on entend autour de cette table, ce sont des ruptures paradigmatiques à la fois de l’acteur public, des entreprises qui tout à coup baissent la garde et se rendent compte qu’il faut fonctionner autrement. Il faut changer complètement nos comportements et nos pratiques. La question fondamentale qui a traversé tous nos propos c’est comment met-on en confiance le citoyen ? Il y a d’un côté ceux qui font du citizen washing et puis il y a ceux qui vont comprendre qu’il faut créer de la confiance dans des moyens qui sont crédibles et entendables par le citoyen et avec un service public qui a un sens. Ce que je vois aussi, c’est que la génération qui arrive est extrêmement impliquée, concernée et elle va jouer le jeu. il y a un travail formidable qui est en train de se passer mais la partie est loin d’être gagnée, il y a encore beaucoup à faire.
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