R. Baur, S. Denoncin : Écrire l’espace civique 2/2
janvier 28, 2016 par Zélia DARNAULT
Questionnements sur la signalétique à l’ère des environnements connectés
La chaire Environnements connectés Banque Populaire Atlantique – LIPPI a eu le plaisir de recevoir le designer Ruedi Baur et le spécialiste de l’accessibilité Sylvain Denoncin (chef de l’entreprise Okeenea) pour parler des perspectives offertes par le design en matière de lecture de l’espace public dans nos environnements connectés. Quel avenir pour le design graphique et la signalétique à l’ère de la ville intelligente ? Morceaux choisis.
(Première partie de l’article)
– Vers une gamme de signalétique accessible
Sylvain Denoncin : Nous avons collaboré avec Ruedi Baur à la mise en place d’une gamme de signalétique accessible. Le métier d’Okeenea c’est de rendre la ville plus accessible, avec notamment au départ l’invention des feux sonores piétons télécommandés qui permettent à travers des points sonores dans la ville, de la rendre moins anonyme pour les personnes qui ne voient pas. Nous avons également une expertise dans le conseil. Notre rôle c’est un petit peu d’être les gardes fous sur le design universel pour faire en sorte que ceux qui ont des problématiques spécifiques, que ce soit en termes de vue, de mobilité, d’audition, etc. puissent utiliser tous les systèmes de la manière la plus simple possible. L’enjeu est de taille : 12 millions de personnes en France, 80 millions de personnes en Europe, ce qui représente 15 à 20% de la population. Nous avons aussi un métier de développement de produits, ce qui nous a amené à collaborer avec Ruedi Baur. Nous avons eu pas mal de discussions sur les questions d’universalité, des besoins. J’essaie de faire en sorte que les personnes en situation de handicap retrouvent toujours les mêmes codes, parce que s’il faut sans cesse se réapproprier un nouveau langage, l’accessibilité chute. Comment je trouve une forme d’universalisme et en même temps une singularité par rapport aux besoins et à la culture ? Cette rencontre avec Ruedi Baur nous a ouvert un champ.
Ruedi Baur : La question c’est est-ce qu’on subit les exigences et les normes en matière d’accessibilité, ou est-ce qu’on prend de l’initiative et on travaille avec ? Les exigences qui émanent de l’analyse des besoins sont des exigences dures qui vont transformer notre espace public. Les designers rentrent dans ces thèmes durs.
Sylvain Denoncin : Nous avons donc travaillé ensemble pour créer une gamme qui réponde à ces contraintes qui restreignent la créativité tout en sortant quelque chose qui a du sens. Contrairement au travail habituel de Ruedi Baur qui tend à faire disparaître le support d’information, l’idée a été de l’assumer, de concevoir un véritable objet, un module en 3D composé de tranches qui se repère très facilement et qui permette d’intégrer le braille et le relief. Nous avons choisi de les agrémenter de pictogrammes assez simples et d’un dispositif de signalétique sonore. Ce module, puisqu’il n’est pas métallique, permet d’intégrer des i-beacons (petits boitiers sur piles qui permettent de communiquer avec les smartphones). En effet, la signalétique classique c’est bien, mais aujourd’hui, les gens ont accès à beaucoup de choses avec leur téléphone. Pourquoi ne pas alors inventer un smart signage ? Il s’agit de rendre la signalétique directement accessible dans le téléphone, au fur et à mesure de son déplacement : quand je vais me déplacer dans un couloir je vais obtenir des informations, en temps réel.
Ruedi Baur : Nous, les voyants, avons la capacité d’anticiper une information à distance. Cet élément acoustique permet de mettre tout le monde dans la même condition, de pouvoir, à distance, avant d’arriver à un point de décision, avoir l’information. Ce système ne marche pas tout seul, il y a besoin de bandes tactiles au sol et d’autres outils d’accompagnement.
Sylvain Denoncin : Aujourd’hui, on travaille sur des systèmes de géolocalisation indoor avec ces dispositifs là. Ce qui est intéressant, c’est de dire « je suis ici, je veux aller à tel endroit » et d’avoir une information intermodale sur une seule application qui gère les ruptures, qui me réoriente si jamais il y a un métro en panne etc. Ces technologies, c’est de la signalétique embarquée, avec cette dimension accessible pour que les personnes qui ont les plus grosses problématiques de mobilité soient dans l’usage le plus simple. D’un point de vue design la dimension interface homme/ machine, ergonomie soft est aujourd’hui fondamentale dans notre métier.
– Quel avenir pour la signalétique face à l’avènement de toutes ces technologies ?
Ruedi Baur : Je ne vois pas du tout ces technologies comme un danger. On pourrait penser, comme avec les cabines téléphoniques, que quand on a son portable on n’en a plus besoin. Or, je pense que c’est à nous de montrer en quoi cette complémentarité est nécessaire. On a des moments où on a envie de sortir le portable et d’autres où on aimerait bien pouvoir exister sans. Il faut revenir à l’élément essentiel, là où on est plus qualitatif que l’électronique, ou complémentaire. La question, il me semble, c’est bien ce jeu de complémentarité entre l’objet transporté, l’objet interactif in situ et le durable. Il faut arriver à mettre en scène la différence entre une information qui est là pour longtemps, une information qui va se transformer d’un mois à un autre, ou une information qui peut se transformer à tout moment. Il faut dépasser l’aspect fonctionnel de la signalétique pour donner à lire la ville. Par exemple, il peut s’agir de nous faire choisir un chemin plus long mais plus agréable. C’est toute cette question de la qualité qui est au coeur de la ville connectée. L’information qu’on va recevoir va être une information beaucoup plus choisie, dans le meilleur des cas, que celle qu’on a aujourd’hui. C’est une sorte de signalétique individualisée avec une confirmation in situ, avoir après le navigateur une petite plaque qui dit qu’on est en effet à la bonne rue.
Sylvain Denoncin : Ces questions sont évidemment complémentaires. C’est une vraie révolution aujourd’hui que de rentrer un profil d’utilisateur dans un téléphone, rentrer des besoins et, à partir de là, tout ce que l’on va récupérer comme information sera singulier et sera adapté aux besoins. Ça n’enlève rien à la dépendance à l’objet et à l’information, mais ce qui est très intéressant, en étant centré besoins, c’est qu’on sait vraiment aller très loin dans la singularité et dans les problématiques de handicap, d’apprentissage de l’environnement. Nous avons là un médiateur formidable que les personnes appréhendent très bien et qui permet d’obtenir de manière extrêmement individualisée des informations aussi singulières dans un environnement qui est partagé.
Ruedi Baur : La question qui doit désormais se poser c’est « est-ce la machine qui nous dirige ou nous qui dirigeons la machine ? » C’est un point qui va être essentiel dans notre société future.
– La ville intelligente et créative : le cas du quartier des spectacles à Montréal
Ruedi Baur : Le projet du quartier des spectacles à Montréal sur lequel j’ai travaillé permet d’appréhender la notion de ville intelligente au service de la culture. Il s’agit de considérer qu’on est capable de faire réagir la ville à des réalités. C’est un quartier qui n’existe pas administrativement et qu’on a créé par le fait d’événements mutliples qui se situent à cet endroit là et qu’on a petit à petit essayé de mettre en scène en proposant une identité visuelle qui tourne autour de la question de la lumière. On a commencé par représenter la lumière, par éclairer des façades, par travailler avec des vidéos projecteurs. Aujourd’hui on a un certain nombre d’éléments qui sont tous connectés par une régie centrale et qui nous permettent à travers ce quartier de gérer les fontaines, des parcours de lumière, des vidéoprojecteurs, les passages piétons, soit l’ensemble de ce qui peut faire mise en scène dans un quartier. On a un espace (la 6è régie) dans lequel on a un serveur, des postes d’opération, et de ce lieu là on arrive à peu près à gérer l’ensemble des activités qui se passent dans le quartier sur la base d’une toile de fibre optique. Cette infrastructure permet aujourd’hui avec un simple IPhone, celui du régisseur qui est à la maison et qui manipule le quartier, de l’orchestrer depuis chez lui. Ce qui veut dire qu’on est capable, par exemple, d’ajuster un rythme qui soit différent le samedi soir quand il y a foule ou le dimanche quand il y a relativement peu de personnes. On arrive à orchestrer d’une certaine manière les différents éléments en présence. Les jets d’eau peuvent être associés à la lumière. 28 projecteurs sont positionnés dans des boîtes qui sont sur des immeubles et qui permettent de projeter des façades complètes. Chacun de ces lieux est programmé et a une dizaine voire une vingtaine d’interventions artistiques numériques. On peut traiter le quartier comme une radio avec des rythmes qui sont clairement définis. Différentes caméras de surveillance permettent de voir comment tout ça est contrôlé, comment tout ça fonctionne.
La culture numérique est donc un élément avec lequel il faut compter et qui doit s’apprendre.
– Conclusion
Florent Orsoni : On le voit, les environnements connectés ne substituent pas un environnement virtuel mais doivent s’envisager dans une nécessaire complémentarité. Le rôle du design urbain serait justement d’ajouter de la cohérence pour permettre de nouvelles lectures de la ville et des lectures singulières, différentes. Est-ce l’occasion comme au quartier des spectacles de réenchanter la ville ? C’est en tous cas dans cette veine là que nous avons travaillé sur notre expérimentation à la Centrale des Artisans Coiffeurs. Il faut noter que la question de l’accessibilité permet de pousser davantage cette logique et offre un terrain d’expérimentation riche pour lire la ville dans d’autres dimensions : c’est en ce sens qu’il faut comprendre la démarche design for all esquissée ici par Sylvain Denoncin.
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