R. Baur, S. Denoncin : Écrire l’espace civique 1/2

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Questionnements sur la signalétique à l’ère des environnements connectés

La chaire Environnements connectés Banque Populaire Atlantique – LIPPI a eu le plaisir de recevoir le designer Ruedi Baur et le spécialiste de l’accessibilité Sylvain Denoncin (chef de l’entreprise Okeenea) pour parler des perspectives offertes par le design en matière de lecture de l’espace public dans nos environnements connectés. Quel avenir pour le design graphique et la signalétique à l’ère de la ville intelligente ? Morceaux choisis.

Ruedi Baur - Sylvain Denoncin

Ruedi Baur – Sylvain Denoncin

– Plaidoyer pour un design civique

Ruedi Baur : Ce qui se passe aujourd’hui dans la société et nos actions de designers sont étroitement liés. De fait, nous devons faire attention à ce que le design ne soit pas quelque chose qui marche en bulle et soit en dehors de la société. La société évolue avec une technologie omniprésente. Certaines personnes se sentent mal à l’aise, ont du mal à vivre ensemble et à vivre les transformations technologiques majeures qui sont en train de se faire. Il y a de nouveaux analphabétismes qui s’engrangent auprès d’une partie de la population qui a peur d’aller dans des lieux où l’on est confronté à des automates. Cette transformation majeure, il va falloir qu’on l’accompagne, ce qui relève d’une problématique de design (design de services, atmosphères, etc.). Il ne s’agit pas de vous dire comment il faut faire mais plutôt de partager les questions qui se posent, notamment : comment arrivons-nous à reprendre en main notre société, que j’aime être humaniste et démocratique, pour qu’il n’y ait pas des frustrations telles que celles qui s’expriment aujourd’hui ? Ces frustrations sont indéniablement dues à des questions sociales, à des peurs, à de l’incertitude.

Et en matière de signalétique, on sait que la peur engendre de la désorientation et donc du repli sur soi. Nous, designers on doit se poser la question de comment réagir à ces nouvelles problématiques, à ces peurs. Tout ceci relève de ce que j’appelle « design civique », ce qui veut dire qu’il existe un design non civique, alors que l’on pensait il y a une trentaine d’années le design comme une discipline pouvant résoudre les problèmes et n’étant que positive. Aujourd’hui, on voit qu’il y a du design qui dégrade, qui pollue, qui est agressif… Nous avons à essayer de retravailler ce civisme entre le pouvoir et le citoyen, en sachant qu’en tant que designer on est plutôt du côté du pouvoir : on représente le pouvoir, on est payé par le pouvoir, on est commandité par le pouvoir. Comment cette interaction entre l’usager et ce pouvoir peut se remettre en construction ? Je pense qu’une partie importante de la manière dont on n’est plus intéressé par beaucoup de choses vient de la communication, de la manière dont la société nous parle, de la manière dont on s’adresse à nous, de la manière dont on nous avertit, on nous oblige, on nous séduit, etc. Cette interaction là est peut être aussi à réinventer. Depuis 30 ans que j’exerce ce métier, j’ai assisté à la réintroduction d’une forme d’autoritarisme, de recherche de la perfection, de l’absolu, du zéro erreur, qui, d’une certaine manière, porte en elle une sémiotique qui est peut être beaucoup plus autoritaire et excluante que nous le pensons.

Arriver à comprendre les choses plutôt qu’à les recevoir, favoriser l’information par rapport à d’autres formes de séduction me paraît aujourd’hui urgent. On voit bien que le public réagit de manière tout à fait favorable quand on arrive à dépasser la logomania. En tant que designers, nous travaillons la forme, nous travaillons l’esthétique, mais comment passer, par exemple, en matière d’identité visuelle, de la séduction à l’intelligibilité ? Comment arriver à remettre tout ce qui relève véritablement de l’information au centre, tout en acceptant qu’il y a une forme et que cette forme peut même faire plaisir ? Comment rendre lisibles des quartiers de plus en plus complexes, où les bâtiments ne parlent plus d’eux-mêmes ?

Ruedi Baur

Ruedi Baur

– Aider à la lecture de l’espace

A Lyon, nous avons travaillé à la signalétique du nouveau quartier de la Cité Internationale dont l’architecture a été confiée à Renzo Piano. L’architecte doit construire un nouveau quartier, hors on sait qu’un quartier se construit avec des strates, sur plusieurs siècles. Le design, lui, doit donner le contenu, il doit donner du contenu dans un cadre temporaire. Une des choses qui m’importe, c’est l’interaction avec l’usager. Le risque d’un design trop parfait, trop minimaliste, c’est qu’on se sente imbécile parce qu’on n’arrive pas à l’utiliser. Quand une machine est complexe et stupide toute la hargne va vers la machine, quand elle semble parfaite et qu’on y arrive pas, c’est nous l’imbécile. Certaines personnes ne se rendent plus dans certains lieux parce qu’ils se sentent imbéciles face à des machines, à des espaces. Tout ça ne peut pas se résoudre uniquement au niveau fonctionnel : il faut être capable de se dire, par exemple, que ce n’est pas si grave si on se perd dans un parking. Il y a un vrai travail sémiotique à mettre en oeuvre sur comment rendre agréables, accessibles des lieux comme ça. L’accessibilité universelle ne peut pas être résolue que d’une manière ingéniérie. Il faut trouver ce qui peut rendre tout ça poétique, en partie inutile, parce que notre société a besoin d’inutile. On est en train de construire des environnements, il faut que ces environnements puissent être diversifiés. Il faut que nous sachions raconter les choses, en avoir la mémoire, avoir une traçabilité, y compris narrative, de notre environnement. Nous, graphistes, avons à réinventer les choses.

Cité Internationale, Lyon

Cité Internationale, Lyon

Cité Internationale, Lyon

Cité Internationale, Lyon

– Créer du lien social, concevoir avec la participation des habitants

Ces deux notions de lien social et de participation redéfinissent notre métier de designer. On reste trop souvent, comme les architectes, un corps de métier qui souhaite conserver la clé et remettre la clé une fois que tout est parfait et finalisé. Je ne suis pas sûr que cette approche là soit aujourd’hui encore tout à fait juste. On est aussi des donneurs d’idées, des inspirateurs, on est là pour proposer des choses qui vont se transformer, être refusées, etc. On a un rôle important par rapport à ça. Le designer peut être une sorte de metteur en scène de vraies contre-propositions, de vrais débats urbains. Nous sommes acteurs dans ces processus là, nous avons à scénographier l’espace urbain pour enclencher des processus.

Créer avec la participation des habitants

Créer avec la participation des habitants

– Créer à partir du contexte

Il y a une quinzaine d’années, j’ai créé l’institut « design to context » qui essayait de voir ce que changeait l’approche contextuelle dans cette question du design. Le langage visuel est un outil, à partir de cet outil on peut faire plein de choses. J’aime faire des systèmes suffisamment ouverts pour pouvoir exprimer des différences, des temporalités différentes et ne pas être dans cette logomania qui fait qu’on a toujours la reproduction du même. Il s’agit de mettre à disposition non pas des outils qui permettent de se faire remarquer, mais de s’exprimer et que, par le fait de l’expression, on soit reconnaissable. Le domaine du branding et de la marque surévalue totalement cette question de la reconnaissance comme si on ne savait reconnaître qu’une chose quand elle est absolument identique. C’est ce que je remets en question : je donne des outils pour exprimer la différence, l’évolution dans le temps, les modes, les moments forts. Il s’agit de mettre au point des syntaxes, des grammaires qui permettent d’aller dans des différences.

– Partager un espace de conception, collaborer avec d’autres concepteurs pour une signalétique intelligente

Je vais évoquer ici le projet du métro du Grand Paris, un métro qui va tourner tout autour du grand Paris et regrouper les communes qui sont à l’extérieur du Paris intramuros. Comment on peut élargir la perception de Paris ? Il y a une vraie révolution à mettre en oeuvre dans le fait de penser ce territoire comme pluricentral. L’objectif de ce métro est de concevoir un espace sensible, chaque gare est conçue par un architecte différent, mais, en même temps, un certain nombre de rituels doivent permettre de se reconnaître malgré les espaces différents. C’est là où le designer intervient en s’occupant de ce que l’on appelle « l’information voyageurs » qui consiste à essayer de voir à quel moment le voyageur reçoit quelle information dans son processus d’avancée. On a deux types d’informations. Le premier concerne le quartier qui est autour de la gare. Si l’on veut que ces lieux deviennent des villes, il faut qu’on arrive à les dire, et ce n’est pas aussi simple que ça de dire une périphérie, surtout sur une carte ? Le deuxième type d’informations relève d’une problématique majeure, qui est celle des grandes villes du XXIè siècle : l’intermodalité, c’est-à-dire le lien entre une forme de transport et une autre forme de transport. Il faut arriver à faire que ce passage se passe avec qualité et que l’information qui correspond le soit aussi. On essaye de cultiver tout cela en six langues, ce qui, pour nous, participe de l’accessibilité universelle.

On a mis en oeuvre une sorte de double langage : un langage hyper efficace qui relève du transport et un langage qu’on appelle « situé » qui doit arriver à dire la distinction entre les différents lieux. Il faut également arriver à dire, quand on est en bas, sur le quai du metro, ce qu’on va trouver une fois qu’on émergera.

Aujourd’hui il est hors de question de penser la signalétique autrement que dans sa relation entre l’objet transporté par le public, l’objet interactif situé en gare et, bien entendu, des choses qui relèvent du durable. C’est bien la coordination entre tous ces éléments qui est le grand pari de ce qu’on met en oeuvre. Comment sur son téléphone on va avoir exactement les mêmes informations que celles qui vont être in situ ? Comment arriver à faire que ce soit un seul langage qui nous amène de chez soi jusqu’à sa destination ? L’une des informations qui va être de plus en plus importante c’est celle de la distance par rapport au temps, pour permettre de faire des choix dans l’organisation du temps en fonction de cette information. Ces différents systèmes d’informations doivent pouvoir se retrouver dans différents supports.

Ensuite, vient la question : comment parler de ces quartiers, de ces territoires ? Quels outils peut-on donner pour dresser des portraits différents sans qu’il y ait dévalorisation de l’un par rapport à l’autre ? On a arrêté de mettre la question du monument au centre, on a arrêté de penser uniquement monosensoriel, on essaye de faire des sortes de cartes mentales qui permettent d’entrer dans des possibles et de valoriser des lieux complètement différents. Puis un illustrateur par gare aura pour rôle de représenter la particularité de la gare, avec des styles différents, des approches sémiotiques différentes.

(suite de l’article)

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