
Le New Bauhaus européen lancé par la Commission européenne en janvier 2021 défend des valeurs fondées sur la durabilité, l’inclusion et l’esthétique. La démarche politique de rassembler les arts, techniques et sciences pour promouvoir des projets porteurs de ces valeurs a trouvé dans le Bauhaus son ancrage fondateur.
Pourquoi cet ancrage dans l’école fondée à Weimar en 1919 par l’architecte Walter Gropius ? Le Bauhaus en tant que projet esthétique, social et politique sous la bannière des arts, des sciences et techniques, ses objectifs humanistes et l’extension internationale de son enseignement, justifient largement cette référence. L’histoire du Bauhaus semble inépuisable tant dans sa dimension historique que mythique. Et sans doute son intérêt réside t-il aussi dans ses multiples facettes, dans ses zones d’ombre et de lumière, plutôt que dans le mythe d’un Bauhaus unitaire.
Un projet esthétique, social et politique
Le manifeste de l’ouverture du Bauhaus accompagné de l’image d’une cathédrale (gravure de Feininger) exprime une foi en un monde nouveau, plus juste et harmonieux, grâce à l’alliance des artistes et des artisans.
Manifeste de W. Gropius et gravure sur bois de L. Feininger. Bauhaus, Könemann 1999,P. 180
Le projet de Gropius se situait dans l’héritage des Arts and Crafts et des Arts Nouveaux mais le Bauhaus était aussi descendant du Werkbund[i], association créée en 1907 pour rassembler l’art, l’artisanat et l’industrie. Dans un pays qui avait connu une forte expansion industrielle depuis la fin du XIXe siècle, la devise « Art et Economie » était associée à celle de « la bonne forme » synonyme d’une qualité esthétique et utilitaire des nouveaux produits de l’industrie.
Les controverses au sein du Werkbund entre liberté créative et adaptation à l’industrie se sont poursuivies au Bauhaus créé après les horreurs de la Grande guerre, dans un contexte d’effervescence politique et d’espoirs révolutionnaires nourris pas la révolution d’Octobre en Russie.
Art – Technique – Science
Le Bauhaus représente une étape importante de l’interdisciplinarité, en réunissant les Beaux-Arts et les métiers manuels sur la base d’un enseignement théorique et pratique, inédit pour former de nouveaux professionnels pour l’industrie et l’artisanat. L’unité des arts était exaltée par les nombreuses représentations théâtrales, scénographies (Schlemmer), concerts, qui symbolisaient aussi la vie communautaire des bauhausiens.



Mais les métiers et disciplines enseignés se plaçaient sous l’égide de grands artistes de l’avant-garde picturale (Itten, kandinsky, Klee, Moholy Nagy, Albers…). Une science de l’art, discipline pilote, s’élaborait au service de la construction d’un nouveau monde. Le cours préliminaire assuré par les peintres posait les fondamentaux d’un enseignement qui devait stimuler la créativité des élèves (au Bauhaus on parlait d’apprentis pour les élèves et de maîtres pour les enseignants) et leur donner les principes de base de techniques artistiques.

Il s’agissait également former l’homme dans sa globalité, tant dans ses dimensions matérielles que spirituelles. La veine romantique et symboliste de l’artiste médiateur d’une vérité transcendantale était très présente dans les premières années du Bauhaus.
Cette science de l’art fondée sur « un culte de l’exact incluant l’inconnu, selon les propos de Klee[ii], n’était pas sans controverses au regard de l’évolution de l’école et de ses enjeux politiques et économiques.


Lorsqu’il lance son slogan « art et technique, une nouvelle unité » au début des années 1920, Gropius appelle à un dépassement des subjectivités et à un enseignement plus en phase avec les réalités industrielles. Pour penser la création en fonction des besoins humains dans le contexte de l’industrialisation et des nouvelles technologies, il faut élargir l’étude de l’homme[iii] et de son environnement. La biologie, l’étude des processus vitaux, la question des formes types et de la standardisation, ouvrent de nouveaux domaines de recherche[iv].

A Dessau se met en place l’enseignement de l’architecture, qui était lié au bureau d’architecture de Gropius à Weimar. Le nouveau directeur Hannes Meyer associe
pratique de chantier, théories scientifiques (sociales, techniques, économiques, psychologiques) au service de l’habitat collectif. Meyer favorise également avec Moholy-Nagy les nouvelles techniques comme la photographie qui fait l’objet véritablement d’un enseignement à partir de Dessau.

Page de titre pour la revue Bauhaus n° 1, 1928
Bauhaus, Könemann, p. 337
Atelier d’imprimerie, édition d’ouvrage, typographie, graphisme, étude de la publicité sont autant de pratiques professionnelles et disciplines enseignées aux côtés des ateliers traditionnels.
Les objets du Bauhaus sont devenus des icônes de la modernité et leur diffusion dans les magazines de mode a largement contribué à forger l’idée d’un style Bauhaus.

Si les formes épurées, le recours aux matériaux industriels, les diverses expérimentations sur les matières, couleurs, espaces ont abouti à des choix esthétiques qui ont un lien de parenté, l’objectif de la formation au Bauhaus n’était pas cependant de créer un style. La question était déjà en débat à son époque. Au constructiviste russe Naum Gabo qui critiquait le formalisme d’une réalisation, Marianne Brandt qui a dirigé l’atelier du métal à Dessau, répondait : « L’auteur nous connaît bien mal s’il croit que nous cherchons à avoir un style (…) »[v]. On se méfiait de l’idée d’une « bonne forme », hors de toute prise en compte des besoins humains. C’est la voie d’un fonctionnalisme[vi] non assujetti à un style mais dont l’esthétique et les diverses fonctions de l’objet font partie intégrante du produit bien conçu.
Mais on a pu aussi faire le procès au Bauhaus d’avoir engendré un design industriel assujetti à la logique technico-industrielle et à celle du marché, où l’homme est englouti dans une forme de rationalité d’un environnement architectural et matériel déshumanisé, version en négatif du fameux « style Bauhaus » à la gloire de la modernité.
Pour un New Bauhaus, il ne s’agit pas tant de s’inspirer de solutions qui apparaissaient satisfaisantes et considérées comme facteur de progrès pour l’homme à une certaine époque. L’interdisciplinarité demande de nouvelles hybridations. D’autres formes de mobilisation sont à mettre en œuvre pour relever les défis écologiques actuels et affronter les risques liés aux hégémonies économiques et technologiques inquiétantes pour la démocratie et le futur de l’humanité. Le point de vue conventionnel sur les femmes, malgré la combativité féministe qui régnait au Bauhaus, n’est plus concevable également (Baumhoff, 1999).


Héros exilés et usages politiques
La lutte du Bauhaus pour sa survie face aux attaques nazies, qui l’a conduit au déménagement de Weimar[vii] à Dessau (1925-1932) et à sa fermeture à Berlin en 1933[viii] lorsque Hitler prend le pouvoir, a contribué à en forger une vision idéalisée mais aussi controversée. L’exil des enseignants et créateurs face à l’antisémitisme et aux accusations de bolchévisme culturel est bien connu. Le Bauhaus s’installe donc hors de l’Allemagne, avant d’y reprendre racine après la Seconde Guerre mondiale. La poursuite de ses idéaux trouve une postérité immédiate avec le New Bauhaus fondé à Chicago par Laszlo Moholy-Nagy en 1937[ix]. Citons les enseignements de Walter Gropius et Marcel Breuer à Harvard à partir de 1937, ceux de Josef Albers au Black Mountain College en Caroline du Nord (1933-49) puis à Yale (1950-60). La Hochschule für Gestaltung, fondée à Ulm en 1952, inaugurée par Max Bill en 1955 et fermée en 1968 réunissait aussi des anciens du Bauhaus.
Le Bauhaus exprimera la liberté et la résistance de la culture allemande face à la barbarie. Dans les années de la guerre froide, il était devenu l’expression du libéralisme occidental face aux pays socialistes. Des études ont montré que la réalité devait être plus nuancée (Betts, 1999). La modernité fonctionnaliste n’était pas étrangère à l’idéologie nazie dans sa glorification de la beauté de la technique et certains membres du Bauhaus ont continué leur carrière sous Hitler. Dans les pays socialistes le Bauhaus a été un temps vilipendé en tant que véhicule de la propagande américaine et accusé d’un formalisme bourgeois, avant de redevenir promesse d’une humanité nouvelle.
Il pourrait être intéressant de cerner les notions mises en avant à une époque plus rapprochée et selon les différents pays, par les structures qui se revendiquent du Bauhaus. Ce n’est pas l’objet de cet article, mais citons le Bauhaus numérique (Zentrum für Kunst und Medientechnologie) de Karlsruhe. Celui-ci retient la relation entre les arts, arts traditionnels et, en l’occurrence dans ce cas, technologies des médias, en vue d’un enrichissement des arts non amputés par la technique. La transdisciplinarité entre les arts et les sciences, la prise en compte des dimensions politiques et économiques se revendiquent du modèle de Weimar.
Un laboratoire d’idées toujours fécond
Un Bauhaus où les formes esthétiques et politiques du futur auraient fait consensus relève du mythe. Prendre en compte les réalités multiples, les diversités de points de vue de cette grande aventure d’un Bauhaus échappant à toute hégémonie, est sans doute beaucoup plus intéressante. Tenter de cerner la complexité de son histoire, c’est tenter de comprendre comment les hommes du Bauhaus se sont posés la question du futur après les destructions de la Première Guerre mondiale.
Le Bauhaus laboratoire d’idées est toujours fécond, celui qui nous interroge sur la place de l’homme dans le système technique, sur le choix de nos modèles de société et de nos modes de vie, sur le politique donc.
Notes
[i] Association d’artistes, artisans, architectes, entrepreneurs fondée par Hermann Muthesius.
[ii] En référence à une conférence de Paul Klee en 1924 : théorie de l’art moderne, Paris : Médiation, 1964. Cité par Marcelin Pleynet dans son essai Bauhaus et Science de l’art, Système de la peinture, 1971, p. 145-168 et J. Le Bœuf, staatliche bauhaus cent pour cent 1919-2019 (dir. D. Bihanic), 2019, 102-103.
[iii] Le Bauhaus à ce niveau s’inscrit dans tout un engouement pour les sciences, y compris pour les sciences occultes qui a marqué le début du XXe siècle en occident.
[iv] en particulier avec l’arrivée de Moholy-Nagy au Bauhaus en 1923.
[v] Journal Bauhaus janvier 1929 janvier, p. 21.
[vi] A propos de fonctionnalisme, voir Design Politique Écologie Années 70, http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2020/07/10/design-politique-et-ecologie-annees-70/
[vii] La coalition conservatrice qui prend le pouvoir aux élections de 1924 en Thuringe amène la démission de Gropius. L’architecte berlinois Otto Bartning perpétuera néanmoins un enseignement à Weimar jusqu’en 1930.
[viii] Walter Gropius est remplacé par Hannes Meyer à Dessau (1928-1930). Mies van der Rohe est le dernier directeur à Dessau, puis Berlin (1930-1933)
[ix] Celui-ci prit ensuite le nom de School of Design (1939-44) et de Institute of Design à partir de 1944
Références bibliographiques
Baumhoff, A (1999). Les femmes au Bauhaus. Un mythe de l’émancipation, Bauhaus ( dir. Fiedler, J. , Feierabend, P.), Könemann, 96-107.
Betts, P. (1999). Le Bauhaus et le National-Socialisme. Un chapitre équivoque de la modernité. Le Bauhaus en République démocratique allemande. Entre le formalisme et le pragmatisme. Le Bauhaus en République fédérale d’Allemagne. Un héritage reçu de Weimar. Bauhaus (dir. Fiedler, J. , Feierabend, P.), Könemann, 35-41 ; 42-49 ; 50-55.
Collectif (1988). L’École D’Ulm, textes et manifestes. Paris : éd. Du Centre Pompidou
Findeli, A. (1995). L’Oeuvre pédagogique de Laszlo Moholy-Nagy. Sillery : Septentrion Klincksieck.
Collectif. Bihanic, D. (dir). (2019). Staatliche bauhaus cent pour cent 1919-2019. T&P Publishing.
Findeli, A. (2006). Le Bauhaus : construire l’Homme pour construire le monde. Le projet tectonique (dir. Jean-Pierre Chupin et Cyrille Simonnet), Collection Archigraphy Les Grands Ateliers, p. 139. Consultable en ligne : https://prismic-io.s3.amazonaws.com/idralainfindeli/cfd7532f-ecdd-4de6-bcf8-605a013c12d5_Le+projet+tectonique+Chupin+2005+-+Le+Bauhaus+-+construire+l%27Homme+pour+construire+le+monde.pdf
Huyghe, P-D (1999). Art et Industrie, philosophie du Bauhaus. Paris : Circé, ré-édition 2015.