Traduire est une aventure dont la pratique, nous dit Barbara Cassin, philologue et philosophe, « (…) ce sont des éventails qui s’ouvrent les uns après les autres et aussi des pistes qui se ferment, comme autant d’hypothèses, certaines meilleures que d’autres à certains moments parce qu’on veut faire voir quelque chose qu’on n’a pas vu jusqu’alors », car « (…) une langue n’est jamais close, une traduction n’est jamais close »[1]. La traduction est au coeur d’enjeux culturels, politiques et sociétaux. Mais ne pas traduire et s’en remettre à l’anglais international, c’est aussi le risque de perdre les saveurs et profondeurs sémantiques des différentes langues.
Le monde du design offre à cet égard un terrain particulièrement foisonnant de réflexion. Dans cet article, je reviendrai sur les débats animés autour de questions de traduction au moment de la création de l’ICSID (International Council of Societies of Industrial Design) dans les années cinquante qui peuvent toujours nourrir des questionnements actuels.
Words are difficult things
Dans un courrier daté du 13 février 1958, Peter Muller-Munk, président de l’ICSID, félicite Jacques Viénot pour sa tentative de mettre en œuvre une traduction en trois langues, de termes associés à l’époque en France à l’Esthétique industrielle. L’idée de Viénot était de défendre le maintien de cette expression menacée par la généralisation du terme Industrial Design. L’Esthétique industrielle affirmait une spécificité française qui devait se démarquer des approches strictement marchandes d’un côté et d’un strict fonctionnalisme technique de l’autre. La 3ème langue impliquée dans cette tentative de traduction était l’allemand.
Mais Peter Muller-Munk fait remarquer à quel point rien n’est simple :
Formgeber and Formgestalter do not necessarily translate into « designer » and « industrial design »
Formgefuhl would not necessarily be « formalistic sense » in english and, certainly Formgesetze is not « laws of good design » in english because the « good » is not part of the German word.
Formgebung is not « design for crafts » because the crafts art not included in the German word.
Produktform is certainly not « industrial design » in english but something quite different
Lastly, schön gerformt is not « well designed » as « schön » and « well » are not the same things, and your French translation is even different.
La correspondance entre le Français et l’Américain[2] s’inscrit dans un contexte de jeux de pouvoirs et de susceptibilités autour de la création de l’ICSID. Dans ce même courrier de 1958, Peter Muller-Munk regrette que dans la Revue Esthétique industrielle(n° 30), soit reproché par Viénot au Comité exécutif de l’ICSID ( Londres-1957), d’avoir oublié le rôle de la France. L’Américain s’en défend et cite un extrait de son allocution lors de cette réunion :
The first serious approach to an evaluation of Industrial Design scale probably goes back to the International Congress of 1953 in Paris, organized under the auspices of the French Institut d’Esthétique industrielle, and sparked by the tireless initiative of Jacques Viénot… It was Jacques Vienot’s perseverance which created a platform for the discussion and analysis of these problems in 1953, and the support of our French colleagues has continued to provide us with the clean logic and brilliant analysis which remain part of the heritage of their beautiful and troubled country
La revue anglaise Design avait aussi été visée par Viénot dans un courrier adressé au Rédacteur en chef de la revue (6 septembre 1957) :
J’ai pris connaissance avec un vif intérêt de votre commentaire sur la fondation de l’ICSID paru page 15 de votre numéro 105 de septembre 1957.
Ayant, lors du Congrès de Paris de 1953, demandé à mes collègues Pierre Vago et Jacques Dumond de proposer la création d’un organisme de liaison International d’Esthétique industrielle, dont le principe a été admis par les représentants de 6 pays différents (…). Cela vous expliquera que j’aie été très surpris de vous voir donner le mérite de l’initiative aux U.S. et U.K. alors qu’il revient de façon indiscutable à l’Institut d’Esthétique industrielle de Paris, ainsi que Pierre Vago l’a d’ailleurs rappelé dans son allocution, à Londres.
Et sur l’utilisation internationale du terme Industrial design, il avait déclaré lors d’une conférence à Liège le 9 décembre 1954, qu’il était choquant de voir « une discipline européenne à 100 % exprimée par un terme anglais »[3].
Les débats idéologiques autour de cette bataille de mots ont été abordés dans un article de ce blog et font l’objet d’un chapitre dans mon livre, Jacques Viénot, pionnier de l’Esthétique industrielle en France[4]. Ils ne concernaient pas uniquement les questions de traduction ou d’internationalisation d’une expression, gommant les spécificités culturelles, mais révélaient les questionnements et incertitudes épistémologiques du design. L’architecte André Hermant, qui fut vice-président de l’UAM et fondateur en 1949 de Formes Utiles était particulièrement virulent à l’égard de Jacques Viénot et de « son esthétique industrielle », lui reprochant de défendre un fonctionnalisme esthétique comme argument commercial. Pourtant le fonctionnalisme défendu par Jacques Viénot s’élevait aussi contre une forme de stylisme qui travestit le produit superficiellement pour flatter le client. La concurrence était rude aussi entre deux organismes français… et comme l’écrivait Peter-Muller Munk dans son courrier de février 1958 :
(…) Communication, even from one person to another, adressing each other in presumably the same language, is a never-ending problem.
« Je parlerais plutôt, moi, du design de Sony, d’IBM, de Braun ou d’Olivetti »
Ce propos du designer industriel français Roger Tallon[5], qui a commencé sa carrière dans l’agence Technès créée par Viénot en 1948-49 est symptomatique d’un design d’entreprise qui s’est développé dans les années 1950-60, dans une démarche de design global où le terme design, selon Bruno Remaury[6], était devenu dans les milieux professionnels des designers industriels français, l’équivalent de design industriel, subsumant « l’ensemble des sens possibles du mot au profit de la seule notion, pourtant limitée dans l’espace de la création, de design d’objet industriel ». Le design est le design industriel international tel qu’il se développe au sein des grandes entreprises et pour Roger Tallon, cela a plus de sens que de parler « de design japonais, américain, allemand, italien… »
Si Jacques Viénot a perdu la bataille des mots[7], il n’empêche qu’il a probablement contribué à ce resserrement sémantique en souhaitant que l’esthétique industrielle se porte avant tout sur le produit industriel, les autres disciplines de création ayant déjà leurs créateurs de modèles.
Mais le terme Esthétique industrielle appartient à l’ancienne génération…Dans un entretien avec Roger Tallon, celui-ci évoquait des débats dépassés empêtrés dans un puits sans fonds de débats intellectuels qui ne pouvaient que retarder la reconnaissance d’un nouveau métier qui avait bien du mal à trouver sa place en France[8]. L’esthétique industrielle renvoyait à ce concept de « beauté utile » au fondement des premières théories du design à la fin du XIXe siècle et défendue par le philosophe Paul Souriau[9]. Son fils Etienne Souriau, membre de l’Institut, avait participé à l’élaboration de La Charte de l’esthétique industrielle en 1952[10]. On a sans doute oublié la dimension spirituelle et idéaliste de l’esthétique industrielle, proche aussi d’une certaine histoire de l’art représentée par des auteurs comme René Huyghe ou Henri Focillon. Huyghe lors d’une rencontre à l’Institut parlait « d’unir à nouveau, et non pas par de simples affectations superficielles, les conquêtes positives que nous permet la machine et les conquêtes morales que nous assure la beauté. Et il félicitait les membres de l’Institut de « s’être assigné la grande tâche de sceller leur réconciliation »[11]. On a peut-être plus retenu le jugement de goût qui continuait à pourfendre le kitsch de ceux qui n’étaient pas modernes et qui paraissait complètement dépassé.
En arrière plan du concept d’Esthétique industrielle, se profile aussi la question du style qui prête à bien des polémiques. Le terme de styliste[12] avait été proposé par Viénot au Congrès de Londres de 1951 pour désigner la nouvelle profession d’esthéticien industriel :
Je savais qu’en Amérique les termes de « style » et de « stylist » avaient un sens particulier, voire péjoratif, et qu’ils appliquaient très spécialement à la mode, au décor, aux arts appliqués. Je demandai qu’un effort fût fait par les Anglo-Saxons pour remonter un sens étymologique français qu’ils ont fâcheusement déformé. J’eus beau faire valoir la phrase d’Auguste Perret : « Style est un mot qui n’a pas de pluriel », et la commenter, l’unanimité se fit contre ma proposition, tant ce mot « style » dans l’esprit anglo-saxon, contient de fantaisie, de superficiel…[13]
C’était d’autant plus difficile de s’en sortir que, en Europe aussi, le style pouvait aussi être assimilé au « look », à l’effet de mode[14] et Viénot pourra toujours invoquer l’étymologie, la notion prête trop à confusion pour les puristes du fonctionnalisme des deux côtés de l’Atlantique, qui pourfendaient ce qui avait été une des branches du design américain à travers l’aérodynamisme[15]. Viénot aussi parlait du « ridicule du style aérodynamique », mais il revendiquait Le Style. Toute la nuance est là.
De « 360 propositions de remplacement pour le mot design » au seul mot de design pour tous les designs
Dans un numéro spécial de la revue Art Press, « A l’heure du design » (1987), Françoise Jollant relatait qu’une enquête menée par le Conseil international de la langue française auprès de téléspectateurs de l’émission Télé-magazine, avait abouti à 360 propositions de remplacement pour le mot design et elle ajoutait :
Presque dix ans plus tard, en 1983, le journal officiel publie une liste de termes mis au ban parmi lesquels figure bien entendu « design » remplacé par « stylique » et designer remplacé par « stylicien ». L’histoire récente montre que ces termes ont fait faillite. Faut-il en conclure hâtivement qu’il ne s’agit là que d’une querelle de termes ? (…). La résistance psychologique à un mot peut cacher une résistance au concept même, ou à une méconnaissance de la pratique qu’il recouvre[16].
L’emploi du terme design a certes fait disparaître celui d’Esthétique industrielle[17] mais pour autant les polémiques autour de la recherche d’une traduction possible est bien l’expression de résistances culturelles persistantes. Depuis une vingtaine d’années, le problème se pose différemment et nous sommes plutôt à l’inverse dans le « tout design » »[18].
Design : le terme intraduisible mais à interprétations multiples
Design est maintenant accolé sur le principe anglo-saxon, à différents noms de métiers, aux champs d’application multiples et variés (graphisme, architecture d’intérieur, numérique…). Il recouvre aussi différents discours, engagements et manifestes[19] qui réactualisent les débats sur les engagements politiques, les questions sociales, économiques et environnementales qui avaient animé la période de l’esthétique industrielle évoquée dans cet article, mais qui étaient ancrés dès l’apparition du design au début de l’industrialisation.
Accolé à Thinking, il s’est également répandu depuis près d’une vingtaine d’années, avec la popularisation du livre de Tim Brown (2009)[20], et est devenu une sorte de maître-mot pour signifier de nouvelles méthodes d’innovation. Cela va de soi d’utiliser l’expression et pourtant il y aurait sans doute là aussi à s’interroger sur ce que le Design Thinking recouvre de pensée globalisante, sur ses usages et finalités dans différentes cultures, au sein du design et d’autres disciplines qui se l’approprient.
Le design est aussi devenu une discipline de recherche[21], tant au niveau de la conception que de celui de la réception. Dans son Que sais-je ? Stéphane Vial rappelle la métaphore de la couronne de pain proposée par Alain Findeli, « d’après lequel il existe un cœur de discipline orienté-projet (centre de la couronne) et une périphérie interdisciplinaire (pourtour de la couronne) »[22]. A cet égard le design est aussi un terrain ouvert à nombre de questions épistémologiques, par la revendication de son importance comme discipline critique et mode de connaissance.
Notes
[1] https://www.franceculture.fr/emissions/paso-doble-le-grand-entretien-de-lactualite-culturelle/barbara-cassin-traduire-cest, consulté le 24 février 2020.
[2] Archives de l’ICSID, Bibliothèque de l’Université de Technologique de Compiègne, dont l’accès m’a été facilité par Danielle Quarante qui a œuvré à la mise en place des premiers enseignements du design à Compiègne. Elle est l’auteure de Éléments de design industriel, publié en 1984 et réédité de nombres fois, Polytechnica, Economica.
[3] «Productivité de l’esthétique industrielle », conférence de Jacques Viénot à Liège le 9 décembre 1954, Esthétique industriellen° 15, avril-mai 1955, 29-36.
[4] Le Bœuf, J. (2006). Jacques Viénot (1893-1959), Pionnier de l’Esthétique industrielle en France. Rennes : PUR.
[5] « Roger Tallon, Trans-design », Art Press hors série n°7, 1er trimestre 1987, 22-26.
[6] « Les usages culturels du mot design », Le design Essais sur des théories et des pratiques, Brigitte Flamand (dir.), Paris : éditions de l’Institut français de la mode, édition du Regard, 2006, 99-109.
[7] A noter que la revue Esthétique industrielle créée par Viénot en 1951, (suite à une première revue créée en 1945, Art présent), devient Design Industrie en 1965.
[8] Entretien de Jocelyne Le Boeuf avec Roger Tallon, 2 juillet 2003.
[9] Souriau, P. (1904). La beauté rationnelle, Paris : Félix Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporaine.
[10] Les principaux éléments ont été publiés dans le numéro 7 de la revue Esthétique industrielle en 1952.
[11] Esthétique industrielle n° 7, 1952, p. 7.
[12] Le premier syndicat de la profession au début des années 1950 s’intitule d’ailleurs « Le Syndicat français des stylistes ».
[13] « Productivité de l’esthétique industrielle », op. cit.
[14] Voir le Credo de l’esthétique industrielle dans le Que sais-je ? de Denis Huisman et Georges Patrix de 1961, L’Esthétique industrielle, Paris : PUF.
[15] Interrogée par Olivier Assouly, Catherine Geel, dit que l’expression « esthéticien industriel » pour le produit, est une « appellation d’abord employée aux USA » : « On peut y voir pour ce dernier la revendication du style comme une nécessité de marché évidente. C’est à cela que correspond la démonstration de Loewy sur les toasters disposant du même corps technique ». Mais elle ajoute que « les grands designers américains sont ceux qui vont insister sur la qualité de production et pas nécessairement sur le style », « Autour des enjeux de la qualification du design », Catherine Geel, Mode de recherche n° 14, p. 28.
[16] « Design, sémantique et communication, le design tel qu’on le parle », Françoise Jollant, Art Press hors série n°7, 1er trimestre 1987, p. 8.
[17] Il est resté dans les programmes de BTS de l’Éducation nationale jusqu’au milieu des années 1990.
[18] Voir le prologue du Que sais-je ? Le Design ? Vial, S. (2015). Paris : PUF, 7-12.
[19] Voir « Manifeste pour le renouveau social et critique du design par Philippe Gauthier, Sébastien Proulx et Stéphane Vial, dans Le Design, Que sais-je ? , op. cit., 120-122.
[20] Brown, T. (2009). Change by Design, How design thinking transforms organizations and inspires innovation, Harper Business. Traduction française 2010, l’Esprit design, le design thinking change l’entreprise et la stratégie, Pearson, coll. Village Mondial
[21] Emergence dans les années 1960 dans le monde anglo-saxon.