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Histoires du design en débat 5

Ce billet prolonge mes enquêtes historiographiques sur l’histoire (les histoires) du design[1]. Il s’agit d’une note de lecture à partir d’un article de Clive Dilnot et Lilian Sanchez-Moreno dans Design Issues (vol 35, Numéro 1, 2019). Le sujet porte sur un texte clef de l’histoire du design, Industrial Design de John Heskett et sur un entretien que cet auteur avait accordé en 1981, à des étudiants diplômés en histoire du design du Middlesex Polytechnic [2].

L’ouvrage de Heskett est situé dans le contexte polémique d’une époque qui voit émerger des questions sur les façons d’envisager l’écriture de l’histoire du design, plus particulièrement celle du design industriel, dans ses aspects méthodologiques. L’histoire du design tributaire de l’histoire de l’art, est alors remise en cause et l’auteur s’inscrit pleinement dans cette revendication. Les questions portent sur la compréhension du rôle du design et du designer dans la société industrielle, questions toujours actuelles comme le font remarquer les auteurs :

These problems are by no means resolved today. They re-occur in the contemporary questioning of how the history of design contributes to the wider comprehension of these relations.

Sur les façons d’en débattre dans cette période de la fin des années 1970, ouvrage et entretien se complètent :

A period in which many, if not most, of the frameworks and presuppositions of modern design history were laid down, both institutionally and in publications that marked and defined key, if often contested, moments in the development of the field.

L’éclairage est mis plus spécifiquement sur l’entretien, dont les auteurs de l’article précisent qu’ils ne savent pas s’il était prévu de le publier. Il est ressorti au moment du travail sur les archives de John Heskett, après son décès en 2014.

Deux principaux thèmes émergent des questions des interviewers.

Issues in writing histories of design

Dans la première partie publiée de l’entretien, il s’agit essentiellement des questions que soulève l’écriture des histoires du design (issues in writing histories of design).  Celles-ci sont abordées sur le plan des contraintes de l’auteur liées au fait de publier dans une collection intitulée « World of Art » s’adressant à un large public, mais auxquelles l’auteur souhaitait apporter une rigueur académique.

Le deuxième thème de l’interview[3]portait sur l’émergence de la profession de designer et de son rôle, en particulier par rapport à celui de l’ingénieur, dans le contexte industriel occidental. Etaient aussi au cœur des débats les questions relatives aux délimitations disciplinaires dans le champ de l’histoire, par exemple par rapport à l’architecture,  à l’évolution du design, de son histoire et de son enseignement.

Clive Dilnot et Lilian Sanchez-Moreno mettent en perspective l’entretien dans le contexte des débats critiques autour de l’évolution d’une histoire du design, sous la tutelle de l’histoire de l’art et marquée par l’histoire du design moderne  de Pevsner (Pioneers of Modern Design), principale référence encore en ce début des années 1980.

(…) it was seen as an early icon of the « new » (i.e., professionnal) design history – something of a test-case for what non-art historical approaches to the history of design could be. Appearing at just that point where the field had begun to codify, but before its full acceptance as an academic discipline, the book arrives in the midst of academic debates regarding the subject of study and direction for design history[4].

Trois approches  sont soulignées :

la première issue de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’histoire de l’architecture moderne et des arts décoratifs, avec des ouvertures dans les années 1970 vers des aspects qui avaient été marginalisés comme tout ce qui relève de l’économie domestique.

La seconde est issue des milieux professionnels qui souhaitent apporter aux étudiants des connaissances en lien avec le contexte économique et industriel. La démarche est empirique et si l’histoire de l’art n’est pas évacuée, d’autres modèles sont aussi engagés dans d’autres champs comme l’histoire de la technologie et de la culture matérielle. Cela a conduit à une conception de l’histoire au profit d’une valorisation de la profession, telle qu’elle était défendue dans l’après Seconde Guerre mondiale.

(…) they were, in effect, histories for (i.e., on behalf of) Design (as a profession, a value), often incorporating a strong, almost celebratory thrust and tending to focus on design success (…)

La troisième approche s’inscrit dans les bouleversements économiques et culturels des années 1960-70. Celle-ci prend ses distances par rapport à une approche canonique de la profession pour s’ouvrir aux questionnements de la sociologie critique et développer des recherches sur la culture visuelle dans son ensemble, la culture populaire et la subculture. Des secteurs comme la mode, les industries culturelles, sont pris en compte dans un champ de recherche marqué en fait par une pluralité d’approches (dont celles issues des approches féministes et gender studies), mais unies dans une démarche critique[5].

They by no means constitute a singular or unified field. Tensions abound between them. However, their exploration by younger scholars at this point represented, both in total and in individual moments, a nearly revolutionary refusal of and shift away from the a-theoretical, a-critical perspectives dominant in British art and decorative arts history up to that point.

Professional-pedagogic and « critical » stances

Les auteurs de l’article soulignent que c’est entre ces deux dernières approches que se situe le débat entre Heskett et ses interlocuteurs du Middlesex MA program

In the discussion both Heskett and his Middlesex interlocutors have left the art-historical model behind. What we find instead is a tension between the second and third approaches to the history of design apparent around 1980 – the tension between what we can over-roughly characterize as « professional-pedagogic » and « critical » stances.

Alors que Heskett s’inscrit dans une recherche empirique  qui se situe au cœur d’une profession déterminée par l’histoire de l’industrialisation, ses interlocuteurs donnent la priorité à de nouveaux cadres théoriques qui prennent leur distance par rapport à cette histoire. La question porte sur les délimitations et l’affirmation d’une discipline qui ne soit plus soumise aux paradigmes de l’histoire des arts et de l’histoire d’une profession déterminée par les valeurs de la modernité industrielle[6].

In the industrial period, if both the industrial and the role of design in the industrial economy were taken, in effect, as natural – Heskett says at one point that « I emphasized… the market, the commercial industrial strand, simply because that has been, in fact, the place where most of the design achievement has taken place » – the removal of the industrial from center stage paradoxically gives us (or should give us) clearer insight into the relative, and no longer seemingly absolute, construction of « professional design ». In other words, we should now be able to use debates around design in the industrial periodto help us understand the degree to which the formation of « professional design » was not the coming-to-be of « design » per se ; in fact, it was very much a historical, even circumstantial construct, one that by no means encompasses design in its totality.

Les auteurs terminent leur article en arguant que les questions (historical problems) soulevées dans cet entretien il y a près de 40 ans sont toujours pertinentes pour éclairer les débats actuels. Je rajouterais, d’autant plus, avec l’extension des domaines d’activités du design, où les mises en perspective historique ne devraient pas rester limitées aux évènements, personnalités (belles histoires) qui jalonnent les parcours mais appeler aussi cet effort critique du regard historien.

Référence :

Dilnot, C., Sanchez-Moreno, L. (2019), John Heskett’s Industrial Design : An interview at Middlesex Polytechnic, 1981. Part One : Problems in Writing Histories of Design, Design Issues,vol. 35, Issue 1, 36-51.

Il peut être intéressant de se reporter aussi au texte de Clive Dilnot (1984), The State of Design History, part 1 :  Mapping the field, The design history reader (2010), ed. Grace Lees-Maffei, Rebecca Houze, Oxford, UK : Berg., 273-278.

Notes :

[1]https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-76.htm#; http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2010/01/21/histoires-du-design-en-debat-2/

http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2010/05/09/histoires-du-design-en-debat-3/; http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2016/03/24/histoires-du-design-en-debat-4/

[2]Les auteurs précisent qu’il s’agit du premier programme de Master of Arts in design history au Royaume-Uni. Une première partie de l’entretien est transcrite à la suite de l’article, 45-51. la deuxième partie étant annoncée pour le numéro 2 de Design Issues 2019.

[3]Prévue en publication dans le numéro 2 de  Design Issues 2019.

[4]Création de la Design History Societyen 1977, premier programme de doctorat en histoire du design à l’Université de Brighton en 1975 ; création de The Journal of DesignHistory en 1987.  Voir Jonathan Woodham, Designing Design History : From Pevsner to Postmodernism , Working Papers in Communication Research Archives, N° 1 (2006), https://core.ac.uk/download/pdf/8096.pdf

[5]De nombreux auteur.e.s sont cité.es, John Berger, Roland Barthes, Jean Baudrillard, Walter Benjamin, Herbert Marcuse, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Reyner Banham, Lisa Tickner, Judy Attfield…

[6]Les auteurs citent le rôle des publications de la revue BLOCK, en particulier l’article de Fran Hannah et Tim Putnam « Taking Stock in Design History » (BLOCK 3 (1980).

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