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« En quête de choses non apprises » Le Bauhaus d’Albert Flocon

Cette année anniversaire des 100 ans du Bauhaus est l’occasion de retrouver d’anciennes lectures…  Parmi celles-ci, ce petit livre d’Albert Flocon (1), SCENOGRAPHIES AU bauhaus (1987).

Il se termine par cette phrase qui précise le fil conducteur du récit :

Mon livre est une évocation, un exorcisme, un compte (rendu) sur les trois années décisives de ma jeunesse où j’ai assimilé cette principale leçon du Bauhaus qu’on n’apprend rien bien qu’on ait envie d’apprendre par soi-même et comme corollaire : les choses apprises débouchent forcément sur des choses non apprises, inconnues, pas encore vues : le futur

et commence par :

Ah, vous étiez au Bauhaus ; quelle chance ! Vous avez connu Klee (ou Kandinsky, c’est selon ; jamais Moholy, ou Albers, ou Schlemmer ni Gropius, ni Mies, ni Meyer, ni des moindres seigneurs) : l’imaginaire collectif fonctionne ainsi.

ed. Archimbaud, Librairie Séguier, 1987
ed. Archimbaud, Librairie Séguier, 1987

Et c’est de Schlemmer, « maître des cérémonies, peintre, sculpteur, homme de théâtre et écrivain », dont il est surtout question dans cet ouvrage.

Albert Flocon arrive comme étudiant à Dessau en 1928 (2). Au Bauhaus de Dessau, écrit-il, « s’est effectué le passage d’un romantisme révolutionnaire désenchanté, nourri de macrobiotique, Mazdasnan et autres Messianismes, très « Wandervogel » (oiseaux migrateurs, mouvement de jeunesse principal de l’Allemagne d’après la guerre de 1914-1918) ; les jeunes Bauhausiens s’y tournèrent vers les théories politiques les plus radicales et critiques représentées par le marxisme scientifique, et une adhésion à la technicité du machinisme à l’américaine ». La période Weimar est évoquée à travers ce récit touchant d’une ancienne Weimarienne, Ré Soupault, qui se présente d’abord dans une baraque qui servait de cantine. Elle arrive pour le semestre d’été pendant les vacances de Pâques de 1921. On lui demande si elle a faim, elle dit oui. On lui dit qu’on peut lui donner à manger, elle répond  « Da ist eine neue » (3) et peut se régaler d’épluchures de pommes de terre grillées avec du fromage blanc.

L’auteur nous prévient, il n’écrit pas l’histoire du Bauhaus. Il témoigne en « perspectiviste » qu’il est, « au milieu de la bataille ». Et c’est ce qui rend ce livre particulièrement passionnant. D’emblée la couleur est annoncée, son témoignage porte sur « la scène minuscule du théâtre bauhausien où il était question de « changer la vie » :

Nous avions le sentiment de jouer pour de bon, de nous jouer des puissants, de n’être pas des jouets, des objets dans le monde cruel des choses (qu’on appelle réalité), de pouvoir lui échapper avec un pied de nez.

Et de régler ses comptes au fameux « Bauhausstyl » qui était rejeté « avec vigueur ».

Il s’agit donc d’un cheminement engagé dans un « chantier », une « usine à idées »(4), une « île » dont l’impact a été suffisamment puissant pour qu’on y puise encore matière à penser, malgré une courte histoire (1919-1932) minée par « les forces internes et externes de désagrégation ».

Illustration page 141 dans l'ouvrage d'Albert Flocon SCENOGRAPHIES AU bauhaus
Illustration page 141 dans l’ouvrage d’Albert Flocon
SCENOGRAPHIES AU bauhaus

Le livre est constitué de petits chapitres dont le sens entre en résonance avec des linogravures de l’auteur, en ombres chinoises. Là encore suivons ce qu’il en dit :

(…) il s’agit d’ombres, de projections d’objets qui interceptent la lumière, celle de nos faibles réflecteurs dont les ampoules grillaient souvent, qui chauffaient à ne pas pouvoir les toucher. Une ombre, un théâtre d’ombres incite, provoque tout un chacun à y mettre du sien, à se projeter dans la silhouette pour la remplir de sa vie. L’ombre stimule l’imagination. Cette dernière est très nécessaire pour comprendre la vie passée. (…) Le graveur, le dessinateur que je suis, ne se sent pas tenu au réalisme photographique (dont, du reste, il doute fort). Il part d’un modèle onirique, d’un modèle composé d’ingrédients multiples : mémoire précise, mémoire floue, mémoire élaborée ; mythes et contre-mythes ; documents écrits, images dessinées et photographiées contemporaines des évènements représentés ; bref d’une composition qui voudrait approcher la recherche expérimentale effectivement vécue.

Révolté par ce qu’il appelle « la vieille soupe » esthétique qu’on lui réchauffe à propos du Bauhaus, l’auteur se montre sévère aussi sur les reconstitutions des ballets de Schlemmer et parle de « kitsch le plus insupportable ». De même il règle son compte à l’art international banalisé qui a émergé avec le Bauhaus

Mais la banalisation est probablement le trait dominant de la société des communications à appareillage coûteux qui ne peut, pour ces raisons mêmes, véhiculer que des idées largement reçues et plates.

Il y a de « Mélancoliques fins », nous dit-il, en choisissant cette expression pour l’un des ses chapitres. Mais on retiendra  la pertinence d’une pensée créatrice et libre d’un Bauhausien en quête de « choses non apprises ».

 

Notes

1 – Albert Flocon, de son vrai nom Albert Mentzel,1909-1994. Sa femme Lo et sa fille aînée Ruth sont mortes en déportation, ainsi que bon nombre de ses amis.

2 – Flocon écrit que l’école de Dessau s’installe au cours du semestre d’hiver 1925 avec 63 étudiants. Il y en aura 193 en 1930.

3 – Voilà une nouvelle.

4 – L’auteur reprend cette expression d’un « ouvrier visiteur de l’exposition « Bauhaus » à Paris en 1969.

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