L’exposition « Design en Pays de la Loire, des ailes pour l’industrie », organisée à la Cité des Congrès de Nantes en 1994 (1) témoigne d’une époque où, défendre le design, c’était défendre un métier axé sur le produit industriel. Les relations formes, fonctions et esthétique bien menées devaient aboutir à des produits de qualité pour les usagers et
favoriser le développement et la bonne santé économique des entreprises. Les autres métiers du design comme le graphisme, le design d’espace ou ce qui était encore plutôt qualifié de design d’environnement, la communication visuelle, etc. étaient intégrés par les designers industriels dans ce qu’on appelait à l’époque le design global.

Un métier à défendre
Dans son ouvrage Guide du design industriel (2017), Michel Millot s’agace du « mauvais emploi » du mot design (2), toujours associé à un style « pseudo-moderniste » dans les médias. L’histoire française du design industriel est jalonnée de ces malentendus, particulièrement vigoureux dans les années 80. Dans le numéro spécial d’ art press consacré au design (1987), Raymond Guidot rendait compte d’un foisonnement des « ismes » dans une création donnant lieu à une « prolifération d’objets incongrus, manifestement en réaction contre l’esprit rationaliste, voire fonctionnaliste des années antérieures » (3). Il rappelle les croisements depuis le début du XXe siècle entre les recherches avant-gardistes des arts dits majeurs et les arts appliqués, en précisant que « dans ces correspondances, se trouvaient unies des recherches qui, en leur différents domaines se poursuivaient simultanément ».
Les années 80 seraient au contraire marquées par « l’exploitation systématique d’un héritage aux facettes multiples ». Un anti-fonctionnalisme qualifié d' »épidermique » par l’auteur serait aussi dans la continuité de la critique de la société de consommation des années 60, où le design fonctionnaliste était « accusé de s’être fait complice du mercantilisme » (4). Ces nouvelles tendances du design ou cet anti-design (5), Roger Tallon dans ce même numéro, l’inscrit dans un post-modernisme qui ne serait que « du conservatisme ». Sa position reflète celle de nombre de designers industriels de l’époque qui considèrent que les succès médiatiques nuisent à la compréhension de leur métier. La notoriété d’un Philippe Starck (6) est aussi dérangeante. D’un côté il fait parler du design français à l’international, mais de l’autre sa success story contribuerait également à masquer les réalités professionnelles du design industriel. L’heure est aux bilans avec par exemple l’exposition Design français, 1960-1990 Trois décennies (APCI/Centre Georges Pompidou 1988) ou encore l’exposition Design Miroir du siècle en 1993, qui dressait un panorama de la culture matérielle issue de l’industrialisation dans ses dimensions politiques, sociales, technologiques et culturelles (7). Roger Tallon, le grand designer industriel français, qui avait commencé sa carrière à Technès avec Jacques Viénot dans les années cinquante, est exposé au Centre Pompidou (octobre 1993- février 1994) (8).
Les effets médiatiques autour du design en ces années 80 suscitent des débats où la question est toujours de savoir si ils permettent ou non de bien comprendre ce qu’est le design, entre arts appliqués et design industriel. Un numéro du magazine Réalités industrielles de janvier 1993 dressait un bilan où le design était clairement présenté selon son rôle dans l’économie et la production industrielle. Dans ce numéro, encore une fois, Tallon souligne un retard français :
Il est difficile de parler du design en France, car c’est un problème qui n’y est pas correctement traité, du moins pas au bon niveau. Aux-États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, au Japon, par exemple, il fait l’objet de publicité, et il est considéré par et dans les états-majors. A l’Université de Tokyo, le design est intégré dans les fonctions fondamentales de la gestion. En France, ces problèmes sont rarement traités au niveau du management (9).
Dans le numéro d’Art press déjà cité, Françoise Jollant souligne cependant un effet porteur de la médiatisation pour le développement des formations au design, encore à 90 % concentrées à Paris (10).
en Pays de la Loire
Mais signe des temps, des formations naissent aussi dans les régions et c’est dans ce contexte qu’est créée L’École de design des Pays de la Loire en 1988, devenue L’École de design Nantes Atlantique en 1998. Celle-ci a soutenu en 1994 l’exposition Des ailes pour l’industrie. Un certain nombre des designers exposés étaient également enseignants et ont participé au développement de l’école (11). La commissaire d’exposition, Fabienne Millet-Dehillerin, est aussi l’auteure d’un article paru dans la revue 303, à l’initiative du projet avec le Conseil Régional des Pays de la Loire.
Dans cet article, il est mentionné une trentaine de designers pour cette région, avec une antenne régionale de l’UFDI (Union française des designers industriels) qui a fusionné en 2004 avec l’Alliance française des designers (AFD). Le président en était Philippe Martin d’Exa Design et l’antenne regroupait une douzaine d’adhérents. Des programmes de promotion du design auprès des acteurs politiques et économiques avaient aussi amené la création de centres de promotion du design, tel le Centre Régional de Promotion du Design Industriel (IDEO) en Pays de la Loire ou encore le Centre du design Rhône-Alpes (CDRA) créé en 1991 qui jouera un rôle essentiel pour défendre le Design Management (12).
Le catalogue de l’exposition mentionne trois acteurs pour l’enseignement du design industriel, L’École de Design des Pays de la Loire (Carquefou), le Lycée Jean Monnet (Les Herbiers) et l’École Pivaut (Nantes). Hormis Alcatel Radiotéléphones qui fait intervenir David Balkwill (Exa Design), les entreprises qui exposaient étaient régionales, Altor (Clisson) pour la conception de salles de bain, ESSWEIN (La Roche-sur-Yon) pour l’électroménager, Manitou (Ancenis) pour la construction de chariots élévateurs, Microcar (Les Herbiers) pour la fabrication de véhicules sans permis, Quetin (Saint-Nazaire) pour le matériel dentaire, Rossignol (Montsûrs) pour les objets de propreté (salle de bain et propreté publique), Salmson (Laval) pour la fabrication de pompes et circulateurs, S.B.C. (Saint-Herblain) pour la fabrication de bennes pour l’industrie, le bâtiment et les travaux publics, Atelier SEDAP (Nantes) pour la création et fabrication de luminaires et produits décoratifs en plâtre, la Semitan (Nantes) pour l’exploitation du réseau urbain, SOCA (Carquefou) pour la création de mobilier contemporain et équipements collectifs, Venturi (Couëron) pour la construction de voitures de sport de prestige, Waterman (Saint-Herblain) pour la création et fabrication de stylos. Les designers étaient David Balkwill, Frédéric Babin, Francesco Giganti, Gérard Deligne, Jean-Édouard Haller, Michel Andrieux, Laurent Petit, Fabrice Coulon, Gérard Godfroy, Claude Poiraud, Hervé Le Ménedeu, Patrice Sarrazin, Philippe Martin, Jean-Yves Guillet, Loïc Beuchet, Thierry Poubeau, Patrick Jolly, Bernard et Clotilde Barto, Thibault Desombre, Laurent Matras, Fabien Cagani, Alain Carré.
La revue 303, qui propose beaucoup d’illustrations des différentes réalisations, mentionne également Jean-Yves Chevalier (Jissé Design) pour l’aménagement d’une maternelle au Croisic et son travail sur des nacelles élévatrices de Duarib (Saint-Philibert-de-Grand-Lieu), Philippe Blanchard de l’agence angevine Corpus Design, Joël Brétécher pour la Compagnie des Iles du Ponant, Les Chantiers de l’Atlantique, Leroux et Lotz, Bénéteau, l’Ifremer et l’Aérospatiale, Patrick Dailly de Ouest Design, Jean-Pierre Jahant pour Gautier Meubles.
Les mots clefs d’un design associé à l’innovation sont alors fonctionnalité, esthétique, confort, maîtrise des coûts, maîtrise des techniques, cohérence de l’intégration des fonctions dans un ensemble harmonieux, intervention en amont dès la conception du produit. On y trouve les références aux fondamentaux du design, tels qu’ils avaient été établis dans les années de l’après Seconde Guerre mondiale par les pionniers de l’Esthétique industrielle (13) et développés par Danielle Quarante dans ses Éléments de design industriel, ouvrage publié en 1984.
Le métier a cependant beau être circonscrit, il est toujours considéré comme mal compris en France à cette époque. L’auteure de l’article termine en disant que la France « entre sur la pointe des pieds dans cette ère du design management »
En retard sur d’autres pays pour concevoir le design comme outil stratégique, elle découvre sur le tard qu’il faut traiter le design en amont et ne plus se contenter de petites touches. Il faudra sans doute encore un peu de temps pour qu’elle acquière le réflexe design. Encore un peu de temps aussi et des hommes de bonne volonté pour que l’on sorte complètement le designer industriel du ghetto artistique
Cohabitation en design
L’exposition Design en Pays de la Loire, des ailes pour l’industrie, s’inscrit encore dans un contexte professionnel où il faut expliquer et défendre un métier qui, malgré une ancienneté de plusieurs décennies, aurait du mal à ne pas être confondu avec les Beaux-Arts (14). J’avais eu l’opportunité de participer en 2002 à un ouvrage collectif, 1950-2000 Arts contemporains, où l’une des questions posées pour les différents auteurs, traitant de 9 disciplines de création différentes, était « Art majeur ou mineur ? » (15). J’écrivais alors :
Y aurait-il un art majeur du design, représenté par quelques créateurs inspirés liés aux avant-gardes artistiques ?Lors du forum de discussion organisé en janvier 2001 dans le cadre de l’exposition « Les bons génies de la vie domestique » au Centre Pompidou, des designers industriels se sont insurgés contre la médiatisation des « designers artistes ». Le caractère récurrent de ce genre de débat et la virulence de celui-ci, particulièrement en France, montrent une certaine indécision en ce qui concerne les places respectives de l’art et du design. Le design a t-il besoin de se situer dans la sphère artistique pour réévaluer sa mission, à l’instar des mouvements contestataires italiens des années soixante ou de l’effervescences créative des années quatre-vingt renouant (par exemple) avec les mythes primitivistes pour dénoncer la froideur technologique de nos sociétés industrielles ? L’idée d’avant-garde en design resterait donc dominée par la référence aux beaux-arts, ce qui perpétuerait le rôle que les arts dits majeurs ont voulu jouer dans l’industrie au début du siècle. Ce que le designer industriel perdrait en clarté sur la réalité de sa profession, il le récupérerait par la valeur ajoutée du culturel, forcément issue de son implication artistique.
La référence a un art majeur n’a plus beaucoup de sens et les enjeux actuels sont plutôt du côté de l’interdisciplinarité des designs et des dialogues à instaurer, y compris avec l’art.
De fait, les autres métiers de projet et de création, en revendiquant la dénomination, vont d’une certaine manière, favoriser une cohabitation en design, d’autant que le numérique et toutes les mutations qui l’accompagnent bousculent les frontières depuis cette époque. L’effort actuel face à l’extension de ce qui est revendiqué comme design se joue sur la compréhension des complémentarités et croisements de processus créatifs et méthodes applicables, non seulement au produit manufacturé mais à tous les services , les organisations publiques et privées, que ce soit pour concevoir des solutions, accompagner, anticiper des mutations organisationnelles, économiques, sociales et culturelles. Pour ne pas se perdre dans la polysémie et favoriser les complémentarités, sans doute faut-il préciser de quoi on parle, d’un métier, d’une branche de l’innovation, de processus de créativité, de méthodes (Design thinking, Co-design, Éco-design…), de philosophie morale (design éthique par exemple, pour citer un mouvement récent sur une ancienne idée), de positionnement (Design pour tous, design stratégique), etc. La recherche en design amorcée en France depuis une dizaine d’année est aussi confrontée à différents champs qui ne sont pas cloisonnés mais nécessitent de s’interroger sur les zones de croisement, les spécificités et les expertises.
L’histoire de L’École de design des Pays de la Loire, partenaire de l’exposition, à L’École de design Nantes Atlantique, témoigne de ces évolutions. Dans les années 90 l’enseignement du projet était principalement organisé autour du produit industriel. Espace, graphisme, enseignement des arts et sciences humaines, marketing et management devaient contribuer à former des designers préparés au design global et à la gestion de projet, avec des bases de management. C’est sur ce terreau qu’ont ensuite été mises en oeuvre des formations à d’autres métiers du design, reposant sur une culture émergente, celle du numérique et sur des cultures anciennes comme l’espace et le graphisme. Les croisements de métiers ont pris d’autres formes, où les hybridations des savoir-faire, les cultures propres à chaque formation contribuent à forger et co-construire de nouvelles approches. Le développement de la recherche accompagne les nécessaires questionnements associés aux mutations des pratiques professionnelles, des enseignements et à une discipline en définition.
Notes :
1 – L’exposition avait été réalisée par Le Conseil Régional des Pays de la Loire, à l’initiative de la revue 303, avec le soutien de ADERET, Association pour le développement de l’Enseignement, de la Recherche et de la Technologie en Pays de la Loire, IDEO, Centre Régional de Promotion du Design industriel, L’École de Design des Pays de la Loire, en collaboration avec l’UFDI (Union Française des Designers industriels) des Pays de la Loire, La Cité des Congrès de Nantes. La commissaire de l’exposition était Fabienne Millet-Dehillerin, auteure de l’article consacré à cette exposition dans la revue 303. Mise en page et couverture avait été réalisées par des étudiants de L’École de Design Nantes Atlantique, Y. Larboulette, H. Champiot, S. Gergaud, S. Henry.
2 – Millot, M. (2017). Guide du design industriel, les 10 étapes clés de la conception au lancement commercial, Dunod. L’ouvrage reflète bien les approches du design industriel autour du produit dans l’héritage de l’école d’Ulm (Hochschule für Gestaltung) et des écrits de Danielle Quarante (Éléments de Design industriel).
3 – Pour les approches culturelles axées sur l’objet dans les années 80 et la dimension politique, voir les catalogues des expositions au Centre Georges Pompidou, comme « Nouvelles tendances » (1987) ou « Formes des métropoles, nouveaux designs en Europe » (1991).
3 – « Des goûts et des « ismes », A l’heure du design, art press, hors série n° 7, 1987, p. 58-61.
4 – Sont cités les mouvements venus d’Italie, Superstudio et Archizoom fondés à Florence en 1966, Alchymia et Memphis avec Ettore Sottsass, Alessandro Mendini (avec les références à la bande dessinée, au Pop Art, etc.), aux recherches sur les matériaux, sur le statut de l’objet (expérimentations d’Andrea Branzi), à ceux qu’il qualifie de « bricoleurs de génie » (Gaetano Pesce, Ron Arad, Daniel Weil, Enzo Mari).
5 – Bauer, C. (2001), Le cas Philippe Starck ou de la construction de la notoriété, L’Harmattan.
6 – Un catalogue a été publié à cette occasion sous la direction de Jocelyn de Noblet, Design Miroir du siècle, Flammation/APCI, 1993.
7 – Roger Tallon, Itinéraires d’un designer industriel, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 1993.
8 – Ce numéro fait un état des lieux très complet sur le design industriel en France en ce début des années 90, Réalités industrielles, Une série des Annales des Mines, janvier 1993.
9 – « Devenir Designer », art press op. cit. p. 68
10 – David Balkwill, Jean-Yves Guillet, Jean-Yves Chevalier étaient chargés de cours pour le produit industriel. A cette époque, la direction de l’école était assurée par Agnès Levitte, la responsabilité pédagogique par Jocelyne Le Boeuf, les projets design étaient sous la direction de Stéphane Gouret. La structuration d’un service pour les partenariats industriels avec Jean-Luc Barassard allait se mettre en place l’année suivante. Les enseignements du graphisme et design d’espace étaient assurés par Anne Delfaut (designer graphique) et Nicole Garo (architecte). Association loi 1901, l’école a été créée en 1988 par Marianne Guyot de Nouël et s’est développée, sous l’impulsion de son premier président Paul Schmitt, grâce au soutien de la Chambre de commerce et d’industrie et plus particulièrement de Denis Batard et Michel Corset. Elle était alors située dans les locaux de l’ICAM à Carquefou. La direction de l’école a été reprise en 1998 par Christian Guellerin avec un nouvel intitulé, L’École de design Nantes Atlantique et u nouveau bâtiment à la Chantrerie, Nantes. Jean-Patrick Péché était alors directeur des projets design.
11 – Voir l’article de Brigitte Borza de Mozota, « Quarante ans de recherche en design management : une revue de littérature et des pistes pour l’avenir », Design Management sous la direction de Guillaume Blum et Véronique Cova, Sciences du Design 07, mai 2018, p. 28-45. https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2018-1-page-28.htm
12 – la formation au BTS s’intitulait encore Esthétique industrielle et en 1994 Jacques Toubon proposait de remplacer le mot design par stylique
13 – Il faut souligner pour la promotion du design le rôle joué par L’Institut Français du design fondé par Jacques Viénot au début des années 50 sous l’appellation Institut d’Esthétique industrielle, le Centre de création industrielle (CCI) fondé en 1969, l’Agence pour la promotion de la création industrielle (APCI) fondée en 1983 ou encore le VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement) fondé en 1979 par le CODIFAB (Comité de développement des industries françaises de l’ameublement) et le Ministère de l’industrie.
14 – Collectif (dir. Camille Saint-Jacques) (2002), 1950-2000 Arts contemporains, Chapitre « Le design », J. Le Boeuf, Scérén, Autrement, Paris, p. 268-296.
Belle histoire.Je suis de la promotion 88 – 94 et me suis exilé en Alsace pour exercer le métier depuis 26 ans déjà …. Je cherche des anciens de ma promo ….. pas de résultats. J’ ai lu votre historique avec beaucoup d ‘ intérêts et de nostalgies .
Stéphane Neveu
Merci si vous avez des informations
stephneveu44@gmail.com
Merci Stéphane !
En souhaitant que l’article permette d’autres rencontres !