Le design, en tant que discipline proposant des méthodes et outils pour aborder les grandes problématiques actuelles tant sociales, qu’économiques et environnementales a suscité de nombreux débats. Cependant cette approche du design a généré une culture propre qui reste encore ignorée. A partir de ce constat et d’une analyse du contexte dans lequel prend place ce qu’il appelle un emerging design au XXIe siècle, Ezio Manzini interroge et critique deux aspects d’une culture design actuelle qui lui semble limitée, faute de débat et qu’il qualifie de solution-ism et de participation-ism (1).
Une période transitoire
Deux facteurs ont été essentiels : la prise de conscience des limites des ressources de notre planète et un monde interconnecté en expansion. Nous sommes dans une période de transition marquée par des crises majeures. Le design se présente alors comme un élément clef pour réinventer un monde où la qualité de vie se conjuguerait avec une compréhension des écosystèmes dans lesquels nous vivons. Nous sommes au début d’un processus qui ouvre sur des théories du design différentes de celles du XXe siècle liées à la production industrielle en série. La pensée design serait donc un moyen d’aborder différemment les questions dans une approche centrée sur l’humain et intégrant la complexité des questions sociales, environnementales et politiques. Les démarches de co-design intégrant différents acteurs, designers professionnels, experts de différents domaines et usagers, font partie de ce courant de design thinking.
De ce fait le terme design renvoie à trois sens différents :
– celui de la capacité humaine à adopter une approche design par des facultés critiques, créatives et de sens pratique
– celui des experts, les designers professionnels avec une culture et des compétences spécifiques
– celui du co-design renvoyant à des méthodes de design intégrant différentes disciplines et acteurs
Culture(s) design des professionnels
Si le design émergeant met l’accent sur des méthodes et outils, le design ne se résume pas à être une somme de méthodologies, mais implique une culture qui a ses propres connaissances, valeurs, visions et capacités critiques forgées par les échanges en contexte de projet. Les designers travaillent avec de nombreux acteurs différents dans des contextes variés. Colloques et publications témoignent de cette culture spécifique. Mais ce qui intéresse l’auteur n’est pas tant la culture du design en tant que discipline d’étude mais la culture des designers eux-mêmes, comme source de ce que ces professionnels peuvent apporter en terme d’innovation :
Precisely this design culture is the source of the most original contributions design experts can offer as innovation because, in presenting ideas, proposals, and visions, they can trigger meaninful changes in the very idea of well-being and in the qualities that characterize it.
Et de renvoyer à la « cultura del progetto » de la tradition italienne « (…) in which new meanings are produced – meanings that, in some cases, can influence the very culture from which they grew ».
Culture du design dans le contexte « Emerging Design »
L’auteur évoque les différentes cultures du design au XXe siècle, mettant en évidence une diversité de courants, abordés par le biais de l’analyse des artefacts :
(…) We have a language to talk about these artifacts meanings (because over time they have been socially constructed) ; we have quality criteria by which to judge them ; and we have cultural references with which to compare them
Dans le contexte évoqué des nouvelles formes de design, ce n’est pas si simple. Une certaine urgence à intervenir de manière pragmatique sur toutes sortes de problèmes met en avant l’efficacité au dépend de la culture. De plus, les projets sont complexes et hybrides. Nous n’avons pas encore trouvé les éléments de langage pour en parler et établir des comparaisons.
De ce fait, ce que l’auteur appelle le solution-ism et le participation-ism dans une certaine approche actuelle du design sont comparés pour l’un à une vision dépassée d’une forme de fonctionnalisme et pour l’autre à une bonne idée devenue idéologie où les designers deviennent avant tout des interprètes spécialistes du « post-it design » (l’auteur parle de process facilitators). Le problème souligné dans ce dernier cas est que les designers deviennent des administrateurs d’exercices de participation, voire au mieux des visualizers.
Or le co-design est un processus complexe qui suppose des débats contradictoires où les différents acteurs apportent leurs compétences et leur culture (L’auteur emploie l’expression de dialogic design). Si les designers doivent mettre de côté leur égo et savoir écouter, ils doivent également savoir exprimer leurs propres idées et visions. Cela suppose une culture design capable de générer des idées et des valeurs. Comment renforcer cette culture qui paraît encore bien faible selon Ezio Manzini ?
Il s’agit pour l’auteur d’élargir les débats entre les différentes cultures du design et entre celles-ci et d’autres cultures. Je dirais que ces pistes font partie de la culture ambiante de la pluridisciplinarité prônée pour remédier à la complexité des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Et certes pour s’en donner les moyens, il s’agirait de savoir définir au préalable ce que sont ces cultures du design dans le contexte élargi d’une notion qui transcende les métiers traditionnels, pour mieux rencontrer les autres cultures.
Il faut aussi de trouver sur quoi fonder cette nouvelle culture du design :
Where might we find an initial nucleus of ideas, values, and visions with which we might start ?
Elle est pour notre auteur dans ce vaste laboratoire des signaux contradictoires émis par une société en mutation où il s’agit d’identifier ce qui renvoie à une qualité des relations humaines.
Le propos renouvelle ainsi l’idéalisme de certains pionniers du design industriel où la notion de culture du design était associée à celle de construction d’une nouvelle civilisation.
Notes
1 – Manzini, E., (2016), « Design Culture and Dialogic Design », Design Issues, vol. XXXII, Number 1, Winter 2016, p. 52-59.