J’ai eu la chance de faire la connaissance de Jacques Inguenaud il y a quelques années et de recueillir son témoignage de designer industriel. Ayant mené des recherches sur la période de l’Esthétique industrielle et en particulier sur le premier Cours Supérieur d’Esthétique Industrielle créé par Jacques Viénot, j’avais demandé à Jacques qui avait fait partie des premiers étudiants de Viénot s’il accepterait de répondre à quelques questions. Il avait accepté avec beaucoup de gentillesse cet exercice de mémoire, objet d’une correspondance écrite en novembre 2011.
Jacques Inguenaud, créateur d’E.N.F.I. (Esthétique Nouvelle de le Forme Industrielle) en 1961, nous retrace à travers cet entretien l’aventure d’un enseignement novateur, à l’origine des écoles de design.
Il y exprime ces valeurs attachées au travail collectif qui ont été la marque de sa carrière.
Lors de nos entretiens, j’avais pu constater à quel point il était toujours aussi enthousiaste pour ce métier, défendu avec passion et générosité.
Je remercie sa compagne, Catherine Hardouin, de m’avoir autorisée à publier ces échanges.
1 – Vous avez enseigné le dessin dans plusieurs écoles nationales professionnelles (Ecole d’optique de Morez, Ecole d’électronique et d’horlogerie de Besançon, lycée technique de Courbevoie) avant de rejoindre le cours Viénot. Comment avez-vous eu connaissance de ce cours et qu’est-ce qui a motivé votre décision ?
Dès ma sortie des Arts Appliqués, je garde des relations avec M. Theubet, directeur de l’école (1). C’est lui qui m’informe du concours qui doit avoir lieu pour le recrutement de professeurs auxiliaires dans des Ecoles Professionnelles (création de 1945).
Après mes deux ans d’enseignement en province (Besançon, Morez et Mouchard), je suis nommé au lycée technique de Courbevoie. C’est encore M. Theubet qui m’informe de la création du Cours Supérieur d’Esthétique Industrielle, me précisant qu’il avait bataillé ferme avec l’administration pour créer ce cursus, rue Dupetit -Thouars.
Comme je lui raconte le plaisir que j’ai pris à enseigner, à créer des relations avec les industriels locaux (montres, appareils de métrologie à Besançon, lunettes à Morez), il me propose de m’inscrire directement au Cours tout en poursuivant mon enseignement. Bien entendu, j’accepte.
2 – Dans le numéro 20 de la revue Esthétique industrielle (1956), il avait été proposé deux formules de programme :
– un cours spécifique d’une année réservée aux diplômés des écoles d’ingénieur et des écoles d’art
– un cycle de trois années pour des étudiants non diplômés
Avez-vous eu à passer un concours ou entretien pour être admis ?
Combien de temps a duré votre formation ?
Comme décrit ci-dessus, je suis admis directement au Cours. Je suis le Cours pendant deux ans mais, bien qu’ayant réussi à grouper mes heures d’enseignement, je suis absent certains jours.
3 – Vous nous avez parlé de formation exceptionnelle due à la qualité des enseignants, à la complémentarité pédagogique entre théorie et pratique ainsi qu’à des approches systémiques sur les projets pour lesquels le travail de conception et de recherche s’imposait en équipe pluridisciplinaire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Parmi les enseignants, j’ai un vif souvenir de Lesellier (2) qui était en sorte le professeur principal et l’organisateur.
Lacroix, Barret, Laborde, Chénieux, Georges Paul et Jacques Swoboda ne sont pas professeurs au sens pédagogique habituel, mais interviennent, au cours des projets, croisant théorie et pratique. La dialectique de chacun, propre à leur métier, enrichit les projets, mettant en avant les bonnes idées et en faisant évoluer celles qui pouvaient l’être. Georges Paul nous démontre comment l’équilibre de son projet de l’Ecole de Géographie sur une colline à Grenoble, s’appuie sur des principes de la balance Roberval. Swoboda, nous explique à travers ses sculptures et celles d’autres artistes, comment les vides donnent toutes leurs forces aux pleins. Lesellier prend à témoin Picasso ou Pierro de la Francesca. Toutes ces discussions, vives parfois, entre profs et élèves, donnaient une force étonnante à tous nos projets et nous conduisaient à développer des synopsis nouveaux qui nous étonnaient vivement.
Ces méthodes conduites par les profs, nous obligent à travailler en équipe de manière itérative « en épuisant » au maximum chaque fonction, chaque contrainte, avant de passer à la suivante. La globalisation donc le projet ne pouvait être exprimé que lorsque que chacun était persuadé avoir tout pensé, évalué : économiquement, fonctionnellement, esthétiquement.
Aucun de nous se retrouve seul « à pondre son œuf ».
Les profs comme les élèves revendiquent la paternité collective des résultats des travaux.
4 – L’Institut d’esthétique industrielle organisait régulièrement des « bancs d’essai » pour amener les industriels à une prise de conscience de la nécessité de recourir à l’esthétique industrielle. Avez-vous assisté à l’une de ces rencontres ? Participiez-vous à la vie de l’Institut… ?
Il est certain que Jacques Viénot développait un grand prosélytisme vis à vis des industriels pour les convaincre des bienfaits de l’E.I. Mais nous sommes encore dans une époque ou la demande était supérieure à l’offre, où la concurrence entre industriels était faible et seuls ceux qui y trouvaient un plaisir culturel, s’y intéressaient.
Nous n’étions pas invités à participer à la vie de l’Institut.
5 – Il est question, dans certains documents d’archives, de participation des étudiants au cours du soir du Conservatoire National des Arts et Métiers et à l’École de photographie et de cinéma de la rue Vaugirard. Avez-vous un témoignage à apporter à ce sujet ?
je n’ai pas eu connaissance des possibilités de suivre d’autres enseignements. Ce n’est que de nombreuses années après, que grâce à Wisner ergonome de la régie Renault, le CNAM diffuse un enseignement sur l’ergonomie, que plusieurs salariés d’ENFI suivent.
6 – Avez-vous rencontré Roger Tallon à cette époque ?
Pendant les 2 années que je passe au CSEI, j’assiste à deux exposés de Roger Tallon sur sa philosophie, son métier. Le seul exposé dont je me souviens : l’occupation de l’espace urbain, par les grosses voitures. Tallon développe une grande diatribe, on ne parlait pas encore de pollution mais c’était sous-entendu, avec une description de la voiture idéale de demain en partant de « l’œuf » que Lambretta ( Italie) venait de lancer. C’était un ton nouveau. Par la suite, nous nous sommes croisés lors d’émissions de radio ou de débats. Le souvenir de ces rencontres c’est qu’il était toujours bougon.
7 – Jacques Viénot, qui dès le début de sa carrière en tant que fondateur de la maison d’art décoratif DIM au début des années 1920, avait œuvré dans les milieux internationaux, organisa une vaste enquête en 1956 sur les écoles à l’étranger. J’ai retrouvé mention de contacts établis entre le cours Viénot et d’autres écoles étrangères (Royal College de Londres, Institut national belge de La Cambre, École d’Ulm), ainsi qu’avec des designers comme Gio Ponti, Farkas, Peter Muller Munk, Delevoy. Avez-vous des témoignages à apporter à ce sujet ?
Je ne crois pas que les rencontres que jacques Viénot organisait aient été portées à notre connaissance. Nous avons découvert les noms que vous citez bien après, grâce entre autres à la revue Domus. Nous sommes plus intéressés par les philosophes italiens comme Gillo Dorflès ou autres qui nous montraient « le chemin ». Nous recherchions des informations sur le Bauhaus, nous suivions l’école de design d’Ulm, nous regardions les travaux de Gio Ponti, d’Alvar Aalto, de Joe Colombo et bien d’autres…
8 – Jacques Viénot avait fondé, à la fin des années 1920, la branche française d’une association appelée Porza qui avait pour mission de rapprocher artistes et intellectuels au niveau international, dans un esprit de compréhension, d’entraide et de plaidoyer pour la paix. Cette association a disparu au moment du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. En avez-vous entendu parler ?
Jamais entendu parlé.
9 – Jacques Viénot, qui avec ses collègues américains et européens, a été un des fondateurs de l’ICSID, défendait des valeurs spécifiques attachées à l’expression esthétique industrielle face à l’industrial design des anglo-saxons. Il était à la fois très critique face à une certaine forme de d’esthétique industrielle qu’il estimait superficielle et à la logique purement fonctionnaliste d’un design d’ingénieur, il avait aussi la volonté aussi d’imposer une certaine forme d’approche européenne et française. Etiez-vous au courant de des débats sémantiques et idéologiques ?
Hélas, non. Il faut savoir que nous étions des élèves. Jacques Viénot était le fondateur de cet enseignement, mais une grande partie de son temps était réservée à TECHNES qu’il devait faire vivre. Nous n’avions aucun rapport avec le « milieu du design » qui était très petit, sachant que très peu d’entre nous pensaient un jour faire du design, leur métier. Seuls ceux qui se passionnaient pour l’automobile, savaient que cette industrie avait besoin de stylistes.
10 – Certains membres de Formes Utiles reprochaient à Jacques Viénot une approche mercantile de l’esthétique. Est-ce que cela faisait débat au cours Viénot ?
Pour ce point, très intéressant, dont le débat était animé par des concurrents qui jouaient dans la cour des grands, nous n’avions aucune information. C’est à travers la revue CRÉE que nous pouvions suivre, mais bien plus tard, ce type de débat. On peut dire que pendant les périodes des cours que nous suivions, nous étions beaucoup plus intéressés par les affaires que traitaient Technès, à savoir si l’agence pouvait fonctionner, à quels salaires pouvions nous prétendre si à la sortie de l’Ecole un travail dans une agence se présentait.
11 – Jacques Viénot transmettait bien une certaine morale fonctionnaliste qui devait être éloignée des effets de mode. Pressentiez-vous que cette position pourrait très vite se trouver en contradiction avec les évolutions de la société de consommation ?
Oui je pense que J.Viénot développait bien un discours fonctionnaliste, par opposition au discours esthétique dominant des décorateurs. Il affirmait que le design ne pourrait réellement s’imposer que le jour ou il donnerait « vie » à un nouveau besoin. Je pense aussi qu’il s’appuyait sur Parthenay et Tallon pour forger ses convictions.
A cette époque, la société de consommation qui démarrait, ne faisait pas débat : Cetelem qui venait d’être créé pour permettre aux Français de s’équiper, n’avait pas encore développé le surendettement. Il fallait attendre deux ans pour avoir une 2CV, alors qu’aujourd’hui les pouvoirs publics donnent de l’argent pour l’achat d’un véhicule. Thomson construisait la première grande usine pour produire des réfrigérateurs, aujourd’hui en France on en bricole encore quelque uns. Plus d’une dizaine d’industriels fabriquaient des téléviseurs (voir celui de Tallon) aujourd’hui seuls les pays d’Asie en fabriquent, etc.
12 – On sait que Jacques Viénot eut beaucoup de mal à convaincre les pouvoirs publics de créer l’enseignement de l’esthétique industrielle. Aviez-vous conscience d’être les pionniers d’un enseignement nouveau ?
C’est M. Theubet qui m’avait raconté les nombreuses difficultés qu’il avait dû franchir pour obtenir du Ministère de l’Education Nationale, l’accord de créer un cursus spécifique, sans professeur diplômé de l’E.N, sans programme détaillé, etc… C’est lui qui était au premier poste, accompagné de J. Viénot qui l’avait convaincu de la nécessité de ce nouvel enseignement.
Par contre nous élèves, nous avions bien compris que l’enjeu était important, l’enseignement que nous recevions était tout, sauf scolaire, mais au fond de nous-mêmes nous ne pensions pas en faire notre métier… métier qui n’existait pratiquement pas.
13 – Beaucoup des principaux industriels de l’époque étaient adhérents de l’Institut d’esthétique industrielle et pourtant, lorsqu’on évoque les débuts difficiles de ce métier en France, la question d’une incompréhension des industriels est souvent évoquée. Comment peut-on expliquer cette contradiction ?
Cette question est fondamentale et toujours d’actualité. L’industriel, par nature, est maître chez lui et accepte difficilement les idées des autres (il faut rappeler que dans le vocable Esthétique Industrielle : l’esthétique c’était nous, l’industriel c’était lui.)
A part quelques exceptions, les grands projets de « DESIGN » sont venus de la commande publique (le TGV, la téléphonie dont le Minitel, les navires tels le NES, ou les châteaux industrialisés de navires marchands, les trams, et bien d’autres…).
Avec les industriels privés, petits ou grands, si vous réussissiez après de longues démonstrations à les convaincre de travailler avec vous, subsistait toujours le problème des honoraires. Aucune ligne budgétaire n’était prévue pour le Design. Un exemple concret d’ENFI : Alsthom avec qui nous avons conçu de nombreux produits et construit de nombreuses usines : pour les honoraires de construction, aucun problème, pour les honoraires de design industriel, à chaque fois, on nous répondait « comment allons nous vous payer M. Inguenaud ? »
Face à cette situation qui malheureusement perdure, les agences importantes capables de mener de grands projets de Design, n’existent plus. Par contre, les designers sont intégrés à l’Entreprise et c’est très bien. Mais comment concilier le développement du design industriel avec la disparition de l’industrie dans notre pays ? L’industrie a commencé à s’intéresser au design quand elle a pris conscience que les mutations technologiques modifiaient profondément les process et les produits à concevoir.
Pour moi cette question doit être battue et rebattue car de la clarté des réponses, sortira le véritable métier de DESIGN.
En 1975, je participais à une réunion de travail montée par l’OCDE sur la présentation de mon métier et sur des propositions d’axes d’interventions possibles. Bien entendu, je parlai de la nécessité de créer des enseignements de haut niveau. C’est à cette occasion que fut échafaudé le projet d’une école de design (ENSCI) qui vit le jour en 1982. Du rapport que fit l’OCDE à la suite de cette réunion, des Ecoles de Design ont vu le jour. Si j’ai mis l’accent sur un enseignement nouveau c’est parce que le cours de J.Viénot avait disparu, noyé, par la volonté de l’administration, dans l’enseignement traditionnel des arts appliqués. Ce qui est toujours le cas.
Depuis Le Manifeste qu’ENFI avait présenté à la presse devant 70 journalistes en 1975, à notre grand étonnement, la confusion « grand public» reste toujours la même.
14 – Jacques Viénot a voulu délimiter une territoire spécifique pour l’esthétique industrielle, contribuant sans doute à un clivage entre différents métiers. C’était pour lui une question d’urgence et cela devait être provisoire. J’ai émis l’hypothèse que cette position avait contribué, chez les premiers designers industriels, à réserver l’appellation design pour leur secteur. Ce n’est plus le cas actuellement où on parle plutôt des design(s) que du design. Qu’en pensez-vous ?
Comme vous le savez le vocable design est apparu en France dans les années 70. Auparavant, seul le nom Esthétique Industrielle qualifiait la relation de la conception avec l’industrie. Je pense que Viénot se cramponnait au concept de l’E.I car c’était, pour lui, ce qui pouvait intéresser l’industriel et l’industrie.
Quand Georges Patrick écrivit son « que sais-je » sur l’Esthétique Industrielle, il pensait donner des arguments, des explications, sur cette pratique mais en vain, la « mayonnaise » de l’E.I ne prit jamais auprès des industriels. Seuls les Décorateurs avaient droit de cité et tenaient le haut du pavé. Ils représentaient une lignée qui depuis le XVIII e siècle donne aux objets des formes nouvelles de leur temps, Starck en est un bel exemple.
C’est en 1972 que nous transformons le nom de la société, d’Esthetique Nouvelle de la Forme Industrielle en ENFI DESIGN. Nous sommes les premiers à utiliser ce terme que nous rapprochions de DESIGNARE le dessin et de DESSEIN le concept. Nous avons eu à subir des critiques de l’intérieur par certains collaborateurs, de l’extérieur par les confrères. Le journaliste Durant-Soufflant du Monde n’a pas voulu, dans un article, utiliser le mot Design que la direction du journal considérait presque comme un gros mot. Lors d’une présentation, en 1982, d’un projet à la Direction de la Société Générale, un directeur nous a demandé de ne pas dire ENFI DESIGN mais seulement ENFI devant le Directeur Général !
Je ne pense pas que J.Viénot ait considéré l’E.I comme provisoire car jusqu’à la fin il n’a jamais utilisé le mot Design, à telle fin qu’il donna le nom de TECHNES à son agence : (TECHN pour technique et ES pour esthétique). Il faut bien dire aussi que R. Loewy donna le nom de CEI à son agence parisienne ( Compagnie d’Esthétique Industrielle)
Bien entendu, aujourd’hui il y a « des Design » pour les professionnels, au sens large, mais pas pour le grand public. Comme exemples : les habillages des sièges de certains TGV sont dessinés par le couturier Christian Lacroix, le grand public déclare qu’il est le designer des TGV – A Montpellier, les trams sont décorés d’oiseaux par Garouste et les passagers pensent qu’elle en est le designer.
J’ai eu l’occasion de voir le prototype du tram de Tours fait par R.Tallon. J’espère qu’au moment de la mise en service, il sera intéressant de communiquer sur un grand projet de design en expliquant pourquoi.
15 – Vous nous avez relaté la création d’E.N.F.I. (Esthétique Nouvelle de la Forme Industrielle) en 1961 avec Pierre-Jean Delpeuc’h, Claude Picard et Gilles Thevenot. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce début de carrière ?
Dés la sortie du CSEI, nous envisagions de monter une équipe. Il est alors évident que de se mettre à son compte à cette époque et à nos âges, était peu concevable.
Avant mon départ pour le service militaire (octobre 60), nous discutons (Pierre Jean Delpeuc’h, Claude Picard, et Gilles Thevenot ) de l’éventualité de créer un groupe.
Au service militaire, après les mois de classe, je réussis à être nommé à l’Etat major de l’Armée de l’air (je venais d’avoir des jumeaux, j’étais donc dispensé de fait d’Algérie). Par chance, dans mon bureau, se trouvait un appelé comme moi qui était avocat. Avec l’accord de mes 3 comparses, je débute les brouillons des statuts auxquels l’avocat donnait une forme juridique. Nous baptisons notre groupe : Esthétique Nouvelle de la Forme Industrielle et pour plus de « clarté » nous ajoutons : Stylistes Associés. Il y avait 2 axiomes dans les statuts : l’un concernait la mise en avant du nom E.N.F.I. sans signature de nom propre, l’autre était l’exigence de présenter les projets en disant : NOUS, le JE se trouvant interdit statutairement. Les statuts furent donc élaborés en 1961 Quant je suis libéré après 24 mois de service (octobre 62) mes collègues avaient tous trouvé du travail.
Pierre jean Delpeuc’h est salarié de la Société DUCO dans un service qui s’occupait de « climat couleur » et proposait des polychromies dans les usines, ateliers, bureaux. Il a comme responsable du service un ingénieur chimiste père de la colorimétrie : Erasme Saffre.
Ce personnage passionnant est venu, à sa retraite, travailler à ENFI et a formé plusieurs salariés aux problèmes de la couleur. C’est grâce à lui que nous sommes intervenus dans l’aménagement des observatoires du Midi, d’Hawaî et du désert d’Atacama au Chili.
Claude Picard et Gilles Thévenot sont embauchés par un ingénieur-designer LEPOIX qui sévissait depuis plusieurs années à Baden-Baden, après avoir été militaire d’occupation dans cette ville. Certainement à cette époque, c’est lui qui avait les projets les plus intéressants et les plus nombreux aussi bien avec des entreprises allemandes, autrichiennes qu’avec des entreprises françaises. Thévenot s’installe chez Lepoix à Baden et Picard ouvre l’agence que venait d’installer Lepoix à Enghien.
Tous les trois sont bien installés et n’avaient plus envie de se lancer dans un nouveau projet.
Un peu découragé, je cherche moi aussi un travail salarié et trouve un poste chez Boussois, le verrier concurrent de St Gobain. Je travaille sur des problématiques de mur-rideaux et apprends beaucoup de choses tant dans leurs usines qu’auprès des fournisseurs de produits annexes et connexes. Après 2 ans dans cette entreprise (1963/1964), je suis décidé à me « lancer » et je savais d’office que les trois autres ne viendraient, que dans la limite où ENFI pourrait leur assurer un salaire équivalent à celui qu’ils avaient.
Pendant 3 ans, je développe seul ENFI. Delpeuc’h et Picard viennent souvent le soir travailler avec moi En 1967, P.J Delpeuc’h fait le saut, à plein temps. En 68, tout semble s’écrouler mais très vite les accords de Grenelle galvanisent l’industrie et nous nous trouvons avec de belles commandes (Thomson, Hoover, Electrolux, le CEA, Matra, Essel qui devient Essilor…). Picard nous rejoint. Ne voulant pas « se sentir abandonné » Thévenot monte ENFI Allemagne et s’installe à Baden.
Au cours de l’année 68, je rencontre Francis Bouyghes qui construisait son siège Clamart 2 et qui me demande de participer au projet en tant que designer . Parmi les architectes salariés qui travaillaient chez F.B, je sympathise avec Jacques Amon dont les projets sont de grande qualité. J’assimile sa démarche à celle d’un designer. Je l’invite à ENFI et lui montre ce que nous faisions. Deux mois après, il travaillait avec nous et devenait associé.
En 1969 nous sommes 4 à Paris 1 à Baden Baden.
Dès 1970, commence la diversification des projets : certains industriels avec qui nous travaillons sur leurs produits, nous demandent d’étudier de nouveaux postes de travail dans leurs usines, puis de concevoir leurs usines (SAT à Bayonne, Télémécanique à Neuvy St Sépulcre, Alsthom à Aix les Bains etc), d’autres nous demandent de les aider à organiser la présentation de leurs produits dans de grands magasins (inno-France, St Maclou, Mobis, etc).
Trois départements sont développés à ENFI DESIGN : produits industriels, conditions de travail, distribution, avec un effectif de 70 personnes composées d’ergonomes, de designers, d’architectes, de psychologues, etc. C’est également dans les années 70 qu’avec J.L Barraud, J.C Deguines, et d’autres dont j’ai oublié les noms, que nous mettons sur pied l’UFDI (Union Française des Designers Industriels). Je suis pendant 4 ans le Président, Danielle Quarante (3) me succède.
Pendant mes 4 années de Présidence je suis sollicité par les pouvoirs publics et comprend un peu tard que j’ai servi d’alibi à un non intérêt tant du Ministère de l’industrie, que de celui de la recherche en faveur du Design.
C’est grâce à la richesse de la pluridisciplinarité que nous avons pu aborder et traiter des projets complexes et nombreux. Afin de permettre à plusieurs disciplines de travailler sur un même projet nous avons été obligé de concevoir des méthodes de travail et particulièrement celles qui définissaient les relations entre ceux qui “écrivaient“ les ergonomes, les psychologues et ceux qui dessinaient, les designers, les architectes.
La suite : la traversée de 45 ans avec l’industrie et le tertiaire.
Commentaires :
1 – C’est à l’Ecole des Arts appliqués, rue Dupetit-Thouars, qu’est inaugurée en novembre 1956, la première formation en Esthétique industrielle
2 – Pierre Lesellier est présenté dans le numéro 23 de la revue Esthétique industrielle comme un créateur dont la « coquetterie » consiste à ne pas signer ses oeuvres, ne parlant « jamais de lui mais de nous ».
3 – Danielle Quarante a publié en 1984 un important ouvrage théorique, dans le cadre de sa mission de direction du design à l’Université Technologique de Compiègne : Eléments de design industriel, collection Université de Compiègne chez Malavoine, Paris 1984. Une troisième version est parue en 2001 aux éditions Economica.