Michel de Certeau parlait de « l’oeil totalisant » pour qualifier l’utopie de visibilité globale, cohérente, maîtrisée, à laquelle renvoient les premières représentations de villes en perspective. Au Moyen-Age et à la Renaissance, les peintres inventèrent le « survol de la ville » par « un oeil qui pourtant n’avait encore jamais existé » (1) :
L’atopie-utopie du savoir optique porte depuis longtemps le projet de surmonter et d’articuler les contradictions nées du rassemblement urbain. Il s’agit de gérer un accroissement de la collection ou accumulation urbaine.
« L’oeil totalisant » de la représentation renvoie au mythe de la ville théorique rationnelle, portée par les projets urbanistiques de la modernité, mais
Le dieu voyeur que crée cette fiction (…) doit s’excepter de l’obscur entrelacs des conduites journalières et s’en faire l’étranger. C’est « en bas » au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs, Wandersmänner, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un « texte » urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire.
Et ce qui intéresse en effet Michel de Certeau, c’est justement tout ce qui d’une certaine manière, échappe à « l’espace « géométrique » ou « géographique » des constructions visuelles, panoptiques ou théoriques ». Il s’agit de sortir de « la ville planifiée et lisible », discours utopique qui repose sur l’idée de la possibilité « d’une triple opération : production d’un espace propre, substitution d’un non temps, création d’un sujet universel et anonyme qui est la ville elle-même ».
Il n’était pas encore question de « ville intelligente », mais la réflexion de Michel de certeau reste fructueuse pour penser les formes de projet désignés par cette nouvelle expression.
La ville « intelligente » gestionnaire ?
« L’oeil totalisant » ne s’exprime plus par les modes de représentation hérités de la Renaissance. De nouvelles représentations et cartographies dont les contenus numériques permettent de « s’affranchir de la topographie de la ville », offrent des lectures beaucoup plus complexes (2). Elles contribuent à de nouvelles séductions et constructions des imaginaires urbains. Parmi ceux-ci, celui de la ville à la gestion intelligente où, grâce aux technologies de l’information et de la communication, tous les grands problèmes actuels pourraient être résolus : accroissement de la consommation d’énergie, croissance démographique, pollution… Vision qui rentre en résonnance avec la ville comme « sujet universel et anonyme »… Le quartier hyperconnecté de Songdo (Incheon, Corée du sud) en est un exemple. L’architecture informatique de la ville prévoit tout. Opérateurs télécoms, promoteurs immobiliers et décisionnaires politiques oeuvrent pour une architecture informatique de la ville au service d’un citoyen « idéal » lui aussi, qui adhèrerait aux valeurs sur lequel repose l’ensemble du système.
La vision gestionnaire de la « ville intelligente » et panoptique comporte certes une part d’utopie, mais elle rappelle aussi que les grandes décisions, au niveau de la mise en oeuvre (du design) des infrastructures ont toujours relevé des sphères politiques et économiques. Dans un article portant sur les rapports entre le design et les infrastructures dans tous les domaines régissant la vie collective (urbanisme, transports, aménagement du territoire), Jonathan Lukens (3) fait remarquer que le designer d’une lampe n’a pas besoin de comprendre le fonctionnement des installations électriques en dehors d’une adaptation des composants au pays dans lequel la lampe est utilisée. L’infrastructure est ubiquitaire et invisible. Les grandes décisions relèvent d’un « monopole radical » (en référence au penseur de l’écologie politique Yvan Illich) contraignant, orientant la conception des produits et services de nos sociétés. Mais l‘étude de Jonathan Lukens met aussi en valeur un mouvement récent où des designers réfléchissent à des projets alternatifs d’infrastructures et aux incidences que cela pourrait avoir sur la pratique du design. Ce mouvement révèle l’influence radicale du design des systèmes techniques dans nos vies et les relations entre le design, les infrastructures et la politique.
La ville « vertueuse » des citoyens acteurs ?
Dans le contexte de la smart city (5), cela renvoie à d’autres espérances que celles de la vision gestionnaire unidimensionnelle. Les habitants de la ville, environnés de smartphones, puces, capteurs… pourraient être non plus de simples consommateurs plus ou moins assujettis, mais deviendraient des acteurs, à la fois individuels et interconnectés, de la transformation des villes, à la fois pour « mieux vivre la ville » en tant qu’individu et pour contribuer à l’amélioration des espaces communs grâce aux multiples services offerts par les technologies. Mais quelles sont en réalité les marges de liberté des usagers face aux grandes entreprises dont les intérêts consistent naturellement à implanter leurs technologies, face à un environnement qui est déjà de toute façon dans le numérique et où les infrastructures peuvent être invisibles ? Qui a réellement le moyen d’être acteur ? qui en a envie ? Connaît-on l’impact de ces technologies sur l’environnement ? Quelles questions éthiques, sécuritaires cela soulève ? Ainsi que le disait Pierre-Antoine Chardel, lors d’un colloque sur « la RFID à l’épreuve de l’innovation responsable » : « quel est le statut de la parole dans notre espace commun à un moment où les technos peuvent parler à notre place ? » (4). Faut-il penser comme Michel de Certeau que face à la rationalisation technicienne, « l’homme ordinaire (…) invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, techniques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, réapproprie l’espace et l’usage à sa façon ».
Au delà des théories et des discours utopiques ou critiques, peut-être faut-il suivre cet auteur lorsqu’il propose l’analyse des « pratiques microbiennes, singulières et plurielles ». Du côté des concepteurs des nouveaux espaces et services de nos mutations urbaines – urbanistes, architectes, designers – cela donne de belles perspectives d’exploration (6).
Notes
1 – Michel de Certeau, L »invention du quotidien, 1.arts de faire, Gallimard, Folio Essais, 1990 (paru en collection de poche en 1980). Voir plus particulièrement le chapitre VII « Marches dans la ville », p. 139-164.
2 – Voir par exemple les recherches menées au SENSEable City Laboratory du MIT ou encore au sein du ComplexCity Lab à Shanghai
3 – Jonathan Lukens, « DIY Infrastructure and the Scope of Design Practice », Design Issues, vol. XXIX, Number 3, summer 2013, MIT Press Journals, p. 14-27.
4 – « La RFID à l’épreuve de l’innovation responsable », Télécom ParisTech, 14 mars 2014. Voir les différentes contributions via Daily motion.
5 – les études et débats sur le sujet commencent à être abondants. Voir par exemple Antoine Picon, Smart cities, Editions B2, coll. Actualités, 2013 – le blog pop-up urbain de Philippe Gargov, le débat enregistré du 17 juin 2014 (Bibliothèque publique d’information, catégorie News) : « La ville intelligente ». Débat animé par Ziad Maalouf, avec Valérie Peugeot, chercheur Orange Labs, en charge des questions de prospective au sein du laboratoire de sciences humaines et sociales, Emile Hooge, consultant en innovation de services et stratégies territoriales, Philippe Gargov, Francis Pisani, journaliste et expert en innovation, les colloques des « jeudis de l’imaginaire », Télécom ParisTech, en particulier ceux du 23 mai 2013 avec Antoine Picon et du 18 avril 2013 avec Pierre Musso.
6 – La chaire de recherche par le design, « Environnements connectés » de l’Ecole de design Nantes Atlantique, soutenue par Banque Populaire Atlantique et la Société Lippi , s’inscrit dans ces questionnements. Elle est dirigée par Florent Orsoni et conjugue l’expérience de deux design labs, READi design lab dédié à la culture numérique, et Ville durable design lab. Le Conseil scientifique est dirigé par Grégoire Cliquet, directeur de READi.