En 1961, le designer américain Peter Muller-Munk déclarait que le design industriel ne connaissait pas de frontières fixes et il estimait que cela était « une excellente chose » (1) :
Nous en sommes encore à explorer de nouveaux territoires et nous continuons à fertiliser des domaines qui ont été saccagés par d’autres. En cet âge de l’espace, non seulement l’homme, mais aussi les professions doivent apprendre à penser en termes spéciaux. Je m’opposerai donc à toute tentative doctrinaire de régimentation professionnelle et, tant que nous adhérons à la définition du design établie par la constitution de l’I.C.S.I.D., je suis heureux de savoir que cela n’arrivera pas.
Une première définition du design par l’icdid (International Council of Societies of Industrial Design) avait été établie lors de son Congrès de Stockholm en 1959 :
Le styliste industriel est une personne qualifiée par sa formation, ses connaissances techniques, son expérience et sa sensibilité visuelle à déterminer les matériaux, les structures, mécanismes, formes, surfaces et décorations d’objets devant être reproduits en quantité par des procédés industriels. Le styliste industriel peut être appelé à s’occuper, à différents stages, soit de tous les aspects d’un objet produit industriellement, soit d’une partie seulement.
Le styliste travaillant pour les industries artisanales, où la production est basée sur les procédés manuels, peut être considéré comme styliste industriel quand les oeuvres produites d’après ses dessins ou maquettes sont de nature commerciale, produites en série ou en quantité, et ne sont pas les oeuvres personnelles de l’artiste ou de l’artisan.
Années 1950/60 – Un métier fédérateur en définition
Si Muller-Munk adhérait à la définition de l’icsid, il interrogeait et nuançait néanmoins le critère de la série sensé circonscrire le territoire du design industriel. Dans la déclaration de 1962 mentionnée ci-dessus, il disait :
(…) quelle doit être la grandeur de la reproduction – doit-elle être de 2, de 10, et pourquoi ne serait-elle pas de 100 000 ou d’un million ? (…- Certaines des réalisations les plus délicates et les plus raffinées de l’esthétique industrielle – calculatrices, locomotives, instruments spéciaux – se fabriquent en séries extrêmement limitées, alors que des quantités considérables de pacotille pour touristes qui sont mises en vente sur ce récif de corail de culture, sont considérées comme « artisanat » ? Si vous voulez prendre les quantités pour critères, il n’y a alors aucune différence entre 2 et l’infinité.
Quant aux frontières avec d’autres métiers – il citait l’architecture, l’emballage, le graphisme commercial – il rejoignait ce que déclarait Paul Reilly, délégué anglais au Congrès de Stockholm, qui défendait une profession qui ne serait pas limitée « aux produits des industries mécaniques » et « aux objets à trois dimensions », mais accueillerait « quoique que ce soit destiné à être produit en quantités industrielles, à l’exclusion de l’oeuvre individuelle et personnelle de l’artiste-artisan ». Et pour lui le domaine des arts décoratifs par exemple « constituait un élément important de l’esthétique industrielle » (2) :
Les arts décoratifs empiètent sur le domaine de l’architecte, mais c’est là une objection qui ne me paraît pas très importante, étant donné que les deux professions doivent nécessairement se développer parallèlement et parfois empiéter l’une sur l’autre. Avec l’industrialisation croissante des techniques de la construction et la normalisation de ses éléments, l’architecte doit pénétrer dans le domaine du styliste industriel et vice-versa. (…) ce serait simplement compliquer les choses que de restreindre le terme d’esthétique industrielle à certains produits ou à certains procédés.
Dans son éditorial de 1959 (N° 39), le comité de rédaction de la revue française Esthétique industrielle (3) créée par Jacques Viénot; insistait aussi sur le fait que la doctrine de l’Esthétique industrielle ne présentait pas de « caractère définitif » (référence aux lois de l’Esthétique industrielle – Premier congrès international d’Esthétique industrielle à Paris en 1953). L’ouverture aux autres disciplines était revendiquée par la composition du comité de rédaction : un architecte (Pierre Vago), un décorateur (Jacques Dumond), un esthéticien industriel (J.G. Viaud), un industriel (. Sargueil), un philosophe (D. Huisman).
Mais faut-il une « discipline pilote », une discipline « facteur de liaison entre les diverses disciplines, de plus en plus influencées par la production industrielle ? La question était posée au Congrès de l’icsid à Paris en 1963 et beaucoup s’accordait sur le rôle du design industriel comme étant effectivement « facteur de liaison » entre les métiers de création, en y associant l’architecture. L’ouverture aux autres métiers se faisait donc sous l’égide d’un « esprit de l’industrial design » qui devait trouver ses marques par rapport à un « esprit d’architecture ». Jacques Viénot, organisateur du premier Congrès international d’Esthétique industrielle à Paris en 1953 où il avait souhaité présenter un premier projet d’organisation internationale, en était persuadé.
Esthétique industrielle, Industrial Design, Formgebung : simple problème de traduction ?
La traduction pour la revue Esthétique industrielle des extraits de Muller-Munk et de Paul Reilly cités dans cet article, ainsi que celle de la définition de l’icdid (Stockolm 1959), révèlent la résistance française au mot design. Les convictions partagées qu’il existe un esprit fédérateur du design industriel n’empêchent pas l’idée que les mots qui le désigne dans les différents pays, sont porteurs de nuances dans les valeurs. C’est ce qu’exprimait l’architecte Pierre Vago dans un petit historique introductif à l’icsid (revue Esthétique industrielle N° 42-43 – 1959). Lors de la fondation à Paris en 1956 du « Comité de liaison international d’Esthétique industrielle » (4), présidé par Peter Muller-Munk (Society of Industrial Designers – Etats-Unis), le papier à lettres du « Comité de liaison » portait trois désignations : Esthétique industrielle, Industrial Design, Formgebung. Cela impliquait déjà « une certaine divergence de conceptions », écrivait-il. Les français et les italiens souhaitaient que la nouvelle organisation soit ouverte à tous les groupements s’intéressant aux problèmes de l’Esthétique industrielle (au plan intellectuel, philosophique…), les « délégués » de langue anglaise s’attachant uniquement au caractère professionnel. Au-delà des divergences à propos du Comité International de liaison, les mots stylistes et esthétique industrielle étaient pour Jacques Viénot porteurs de valeurs (5) que n’exprimait pas pour lui le terme design, trop limité « à des fins mercantiles » et ne donnant pas suffisamment « place à l’aspect humain, à l’aspect intellectuel et artistique de ces problèmes (…) » . Mais l’assemblée constituante de l’icsid à Londres en 1957 tranchera en faveur de la terminologie anglo-saxonne et le mot design, avec encore beaucoup de résistances, va finir par s’imposer en France également, circonscrit au départ au design industriel avant de se retrouver systématiquement accolé aux autres métiers de conception, anciens (architecture intérieure, graphisme…) et nouveaux (design d’interactivité, design de services…), avec toutes les variantes internationales relevant de prises de position, d’engagements, de points de vue ou encore de méthodes ( design, for all, co-design, social design, design thinking…).
Questions actuelles
Le mot design est donc omniprésent et les questions relatives aux frontières entre les différents métiers du design en terme de domaines d’applications, de méthodes et outils, de culture de métier, de formation, d’histoire…, sont confrontées à une actualité qui valorise une « pensée design » commune et transversale, nouvel atout des résolutions de problèmes et modes créatifs pour de nouveaux produits et services. Il n’y a pas de « frontières fixes » pour reprendre l’expression de Peter Muller-Munk. Quelle signification donner au phénomène d’ une pensée design qui transcenderait les métiers ? Est-ce la nouvelle discipline pilote fédératrice entrevue dans le design industriel dans les années 1960 ? S’agit-il d’une nouvelle utopie universaliste qui réconcilierait intérêts économiques et éthique au service du bien commun ? Quelles en sont les valeurs ? Les anciens métiers auxquels n’étaient pas accolée l’étiquette design ont-ils été transformés par leur nouvelle appellation ? l’artiste décorateur qui concevait des meubles en pensant usage, matériaux, esthétique, environnement… a t-il changé de métier en s’appelant designer ? Que doivent à la culture du design industriel les nouveaux métiers apparus à la faveur des technologies de l’information ? Les discours valorisent des approches centrées sur les usages et une nouvelle vision de l’usager participatif co-designer ? Sort-on pour autant d’un modèle instrumenté et béhavioriste de l’usager, d’une figure ancienne réceptive et passive ? L’humain est-il au centre des préoccupations ou un élément d’un dispositif économique et technique qui le domine ?
Les récits actuels renouvellent les anciennes mythologies pour que le design soit toujours source de réenchantement. Les questions générales ne peuvent avoir de réponses, mais appellent plutôt à une vigilance critique au coeur même des projets de design.
Notes
1 – « La profession d’esthéticien industriel », Peter Muller-Munk, revue Esthétique industrielle, n° 52-53, 1961, p. 49-50.
2 – Propos rapporté par l’artiste décorateur membre de l’Institut d’Esthétique industrielle, Jacques Dumond; « Le rôle du styliste industriel », revue Esthétique industrielle n° 42-43, 1959, p. 25-27. Dans son article Jacques Dumond reprend aussi la première proposition de définition de l’Industrial designer proposée dans un rapport de Paul Reilly pour le Congrès de Stockholm 1959. La traduction française propose le terme de styliste pour designer.
3 – La revue Esthétique industrielle remplace la revue Art présent (13 numéros entre 1945 et 1950) créée par Jacques Viénot à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
4 – Le comité était représenté par la Society of Industrial Artists (Misha Black), le Centre national belge d’Esthétique industrielle (Robert Delevoy), L’Institut d’Esthétique industrielle (Pierre Vago), le Rat für Formgebung ( von Pechmann) et l’Associazione per il Disegno Industriale (A. Rosselli). L’Assemblée constituante se tint ensuite à Londres en juillet 1957.
5 – Parmi les nombreuses explications de Viénot nous pouvons nous référer au discours qu’il avait tenu à Liège en 1954 où il évoquait le règlement du Syndicat français des stylistes aux collègues belges (repris dans l’article « Productivité de l’Esthétique industrielle », Esthétique industrielle n° 14, 1955).
Bravo. Encore un billet qui nous éclaire brillamment sur la manière dont les questions anciennes nourrissent les problématiques actuelles. J’ai passé tout l’été à éplucher le blog (et le livre !).
Toutefois, si la vigilance critique est indispensable, cela n’empêche en rien que les questions générales trouvent des réponses. C’est le travail de la philosophie. C’est ce qu’avait réussi Viénot en s’inspirant d’elle. Il ne nous manque qu’une chose : (re)construire la philosophie qui convient à la période actuelle du design.
(re)construire la philosophie qui convient à la période actuelle du design : lire et relire Gilbert Simondon, Bernard Stiegler pour ne plus rejeter la technique hors des marges de la culture…