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design

Penser la pensée du design

Le terme design recouvre à notre époque une grande diversité de domaines d’application. Il remplace quelquefois les anciennes dénominations de métiers de conception mais fait référence aussi à de nouveaux métiers apparus à la faveur des évolutions techniques et scientifiques, des mutations sociales et économiques. Il ouvre sur des champs spécialisés qui peuvent être simplement une nouvelle façon de nommer ce qui se pratiquait auparavant par les designers, sans qu’il y ait d’appellation spécifique (design thinking, universal design, design for all…).

Dans le domaine de la recherche et à propos de design thinking, deux articles (1) parus dans la revue Design Issues (printemps 2013) renvoient à des définitions du design qui peuvent paraître totalement opposées.

Dans « The importance of Aristotle to Design thinking », James Wang envisage le design sous l’angle du concept de technè, de fabrication matérielle, du « faire » de l’artisan mais aussi de l’artiste. Le design relève d’une catégorie de pensée qualifiée par Aristote de pensée poétique (poèsis), faculté de mettre en oeuvre et de produire sous l’égide de la raison. La pensée poétique constitue pour le philosophe une forme de connaissance située au troisième rang après la connaissance pure (theoria) et la connaissance pratique de « l’agir » (praxis), ces trois formes de connaissance étant inscrites dans une finalité qui est celle du Bien (2). La lecture aristotélicienne du design par James Wang l’amène à considérer cette pratique sous l’angle d’une pratique intellectuelle (raison poétique) qui ne doit pas être inféodée aux attentes de ceux qu’il appelle les « social activists » (niveau de « l’agir » et de la praxis).

Le texte de Marc Steen, « Co-design as a Process of Joint Inquiry and Imagination » démontre au contraire la pertinence  d’une pensée du design collaborative associant différents champs de compétences et place sa réflexion sous la houlette de la philosophie pragmatique.

Métiers et savoir-faire spécifiques du spécialiste d’un côté, design comme discipline générale d’innovation pouvant être partagée par différents acteurs de l’autre…

Knowing by making

Technè, raison et imagination

Le design est considéré comme une activité créative dans laquelle l’imagination tient une place essentielle. Cette assertion est cependant très variable selon les métiers de conception dont on parle. James Wang fait remarquer que les architectes ont longtemps considéré leur travail comme un art, alors que les designers ingénieurs ont plutôt insisté sur l’aspect rationnel des processus de conception. Le concept de Technè chez Aristote lui permet de reconsidérer la notion d’imagination, en reliant celle-ci à la raison et en défendant le design comme activité intellectuelle. L’imagination telle qu’elle est définie par le philosophe n’est pas celle du romantisme, de ce « mental power that allows humans to apprehend reality directly, without the aid of reason ». Certes pour Aristote, la pensée supérieure est la theoria qui par la raison vise la connaissance intellectuelle et permet d’atteindre les vérités universelle mais la technè est aussi une activité rationnelle à laquelle l’imagination apporte une contribution essentielle en la reliant au monde sensible (3) :

The first feature of Aristotle’s understanding of imagination is that images originate in the mind – not in a transcendent reality, as many proponents of creativity argue. (…)  Because neither knowledge nor thinking itself can exist without reference to sensible phenomena, the purely formal nature of images – together with their ability to range freely through both space and time, and even as Victor Caston observes (Why Aristotle Needs Imagination, Phronesis 41, n° 1 – 1996, 21-22), their ability to be in error about sensible objects because they refer to sensations and not directly to the objects – is what permits any thinking whatsoever, including rational thinking, to occur. Therefore, we might say that Aristotle regards imagination as a necessary prerequisite to reason.

Et James Wang qui avait amorcé sa réflexion en regrettant la méfiance des milieux académiques vis-à-vis de l’imagination, insiste sur l’importance d’accorder à celle-ci une place équivalente à celle de la raison dans la pratique et l’enseignement du design.

Technè et connaissance pratique

L’auteur reprend les différentes formes de connaissance envisagées dans la philosophie d’Aristote en faisant valoir que la technè relève d’une forme de connaissance pratique, Knowing by making :

Making, as Aristotle explains in the Nichomachean Ethics, VI, is concerned with the excellence of the activity of making. This excellence is what the maker – the artist or designer or engineer, knows, and it is all that the maker knows. The virtue or good making has nothing to do with either the will or the moral character – the « values », as we say today – of the maker. A person of questionable moral character can make a good work of art or design. (…) a boat designer knows how to design an excellent boat, how to perfect the formal cause of boat-ness as the final cause go boat-ness. (…) The one concerned with social effects is the prudent doer, perhaps the politician, who in the broadest sense of the term exhibits will and values in the social sphere – ideally for the attainment of justice. For the doer, the important thing is the judgment of his or her actions as socially good or bad.

Knowing by making diffère donc de Knowing by doing, pensée pratique (praxis) dont la vertu (phronèsis: prudence ou sagesse pratique) conduit au bien agir pour le bien commun. L’excellence, la finalité du knowing by making consiste  dans l’excellence de la chose réalisée et l’auteur conclut en disant :

The critics of design want designers to be doers, but because designers are essentially makers, transforming themselves into public servants, is often difficult, if not impossible.

Co-design

Co-design et design thinking

L’article de Marc Steen ouvre d’autres champs de réflexion qui placent le design dans la mouvance de la philosophie pragmatique et ce n’est pas tant l’idée de l’excellence dans la réalisation de l’objet qui importe que la capacité créative d’une « approche design » partagée entre différents acteurs (co-design) pour développer des projets innovants.
Le co-design est défini comme « collective creativity as it is applied across the whole span of a design process » »  ou « as the process in which actors from different disciplines share their knowledge about both thé design process and the design content… in order to create share understanding on both aspects… and to achieve the larger common objective : the new product to be design » (4).
Faisant valoir l’intérêt de cette démarche en terme d’innovation de produits et services au profit des usagers et consommateurs, il regrette que le co-design ne soit pas assez valorisé dans l’enseignement et qu’il y ait peu de débats critiques sur le sujet, d’autant que la popularité du label co-design génère une forme de confusion. Il n’est donc pas toujours évident de savoir de quoi on parle.


L’analyse porte sur le co-design en tant que démarche de design thinking au sein d’équipes composées de différents participants (designers, spécialistes d’autres disciplines, entreprises, usagers…) : créativité, imagination, raisonnement abductif et processus itératif en amont et pendant le développement du projet :

Thus, in design thinking, problems and possible solutions are explored and developed and evaluated simultaneously in an iterative process : a « Design process involves finding as well as solving problems » so that « problem and solution co-evolve ». Design thinking is needed to cope with « wicked problems » – problems that cannot be clearly defined using « facts » at the start of a project and that cannot be solved by selecting a « best » solution. Many real problems in the real world are, in fact, « wicked problems » (5).

Co-design et philosophie pragmatique

L’auteur renvoie aux pionniers de la philosophie pragmatique apparue à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis (William James, C.S. Peirce, John Dewey) en s’arrêtant plus particulièrement sur John Dewey :

Dewey’s pragmatism has two key themes : it focuses on people’s practices, their personal experiences, and the role of practical knowledge ; it aims at promoting cooperation and at empowering people so that they can improve their situations.

Ces deux points de la pensée de Dewey reposent sur une certaine idée de l’éthique dont Marc Steen souligne la fécondité pour le co-design :

Dewey held that people, throughout their daily lives, continuously engage in ethics, especially when they interact with each other. (…) Likewise, when people engage in a co-design process, they also engage in ethics – in a process with ethical qualities. (…) Co-design can be understood as an instance of « moral inquiry » : a reflective response – intervening with analysis and imaginative deliberation – when action is frustrated », where deliberation may « proceed by dialogue, visualization, imagining of motor responses, and imagining how others might react to a deed done » (6).

L’article présente une étude de cas permettant de suivre les étapes de mise en oeuvre d’un projet dans un contexte d’équipe de co-design très large (designers, chercheurs, techniciens de différentes entreprises internationales, d’universités et centres de recherche, des usagers…), de coopération de longue durée (4 ans) et dans le contexte d’une recherche d’applications nouvelles dans le domaine des technologies de la communication. Les équipes participent à des workshops où les échanges, les séances de créativité, les scénarios proposés partent d’un objectif de projet défini en amont : faciliter la communication et la collaboration entre des groupes de personnes séparées dans l’espace et le temps. A partir des scénarios proposés sont développés un certain nombre de storyboards soumis à des groupes d’usagers qui permettent d’envisager différentes solutions :

Creating and discussing the storyboards brought to the fore the ethic of co-design in that both project team members and users able to perceive the problem (the project’s goal).

L’étape suivante est celle des prototypes soumis à l’examen critique des participants et en particulier des usagers.

Knowing by making et Knowing by doing

Dans l’article de Marc Steen, il s’agit de montrer comment les méthodes de design thinking en situation de co-design sont facteurs d’innovation. L’imagination et les expériences partagées des participants doivent permettre de sortir des schémas connus pour proposer des alternatives et donc de nouveaux produits et/ou services. En se basant sur les écrits de Dewey, l’auteur accorde d’emblée à cette démarche une dimension éthique, celle du partage et de l’écoute permettant d’aller vers les meilleures solutions. Ce n’est plus le spécialiste de la technè qui sait ce que sera le bon objet, au sens du design traditionnel. Mais s’agit-il vraiment d’une mise à distance de la technè ? Celle-ci est présente partout, implicite. la participation des non spécialistes peut orienter les solutions proposées mais le cadre est forcément posé ( l’entreprise, la laboratoire de recherche, le montant et les sources de financement…) et il s’agirait de savoir quel rôle finalement chacun joue dans cette partie. Les bonnes solutions et l’innovation seraient-elles la synthèse heureuse des complémentarités et oppositions des différents participants selon leurs cultures, intérêts, valeurs, savoir-faire et capacités créatives ?

Le knowing by making dont il est question dans l’article de James Wang renvoie à la figure traditionnelle de l’homme de l’art, éloignée sans doute des pratiques actuelles des métiers du design. Mais la référence à la « raison pratique » du « maker », à l’intelligence du métier peut être pertinente si on ne veut pas « diluer » le design dans des généralités autour de la créativité et de l’innovation. La distinction entre knowing by making et knowing by doing nous rappelle aussi la distinction à établir entre l’objet bien fait et le bien agir qui relève de la responsabilité morale des acteurs.

Notes :
1 – Wang James, « The importance of Aristotle to Design Thinking », Design Issues, vol. XXIX, Number 2, Spring 2013, p. 4-15. Steen Marc, « Co-Design as a Process of Joint Inquiry and Imagination », Design Issues, vol. XXIX, Number 2, Spring 2013, p 16-28.


2 – Voir le chapitre premier de l’Ethique de Nicomaque : « Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble t-il, vers quelque bien », de. Flammarion, Paris, 1965, p. 19.


3 – L’auteur base une partie de son analyse sur les écrits de Dorothea Frede, « The Cognitive Role of Phantasia in Aristotle », Essays on Aristotle’s De Anima, des. M.C. Nussbaum and A. Oksenberg Rorty, Oxford : Clarenton Press, 1992.

4 – L’auteur renvoie à Sanders et Stappers, « Co-creation and the New Landscapes of Design », CoDesign 4, n°1 (2008) : 5-18 et à Kleinsmann et Valkenburg, « Barriers and Enablers for Creating Shared Understanding in Co-Design Projects », Design Studies, col 29, n° 4 (2008) : 369-86.

5 – L’auteur renvoie à de nombreuses publications sur le sujet, en particulier à Lawson B., How designers think : The Design Process Demystified, Amsterdam, Elsevier, 2006 et à Cross N., Designerly Ways of knowing, London, Springer-Verlag, 2006.

6 – Hildebrand D. Dewey : A Beginner’s Guide, Oxford,2008.