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design-histoires

Un esprit de l’Industrial design ? Icsid Paris 1963


Cette question était au coeur des débats du 3ème congrès de l’Icsid (International Council of Societies of Industrial Design) qui eut lieu à Paris en 1963 (1). Comment était alors abordée cette question de « l’esprit design » ?

Dans le rapport introductif (2), l’accent mis sur le « désordre » et le manque d’harmonie dans les sociétés industrielles renvoie aux critiques qui étaient déjà celles de l’Art nouveau à la fin du XIXe siècle. Parlant de « cacophonie », les auteurs écrivent :

« La maison a été étudiée par un architecte, le milieu intérieur et les meubles par un architecte d’intérieur, les objets par un industrial designer, les affiches par un graphiste. Peintres et sculpteurs semblent coupés de la vie courante ».

On croit entendre Viollet-le-Duc (Entretiens sur l’architecture, 1863-1872) qui écrivait à la fin du XIXe siècle :

« (…) l’architecte n’a pas tenu compte de la peinture qui devait décorer ses salles, le peintre ne s’est pas préoccupé de l’architecture au milieu de laquelle il venait poser son oeuvre, le fabricant de meubles ne s’est pas soucié ni du peintre, ni de l’architecte, et le tapissier a surtout tenu à ce que ses tentures ne laissent voir autre chose que ce qui sortait de ses ateliers ».

Le ton est donc donné, si « désordre » il y a, celui-ci doit être en partie imputable  aux spécialisations et l’une des question est :  » l’Industriel design sera t-il un facteur de liaison entre les diverses disciplines, de plus en plus influencées par la production industrielle ? »

Les réflexions et questions du rapport général sont à replacer dans le contexte des premières théories du design et d’une éthique où le beau est indissociable du « bon » et du « bien ». Nous sommes à une époque charnière marquée par l’effort de Reconstruction de l’après-guerre et qui s’achemine vers ce que l’on a appelé la société de consommation. Comment concilier l’éthique design du produit « bon » et l’incitation à consommer toujours plus dans une société de marché qui incite à l’obsolescence accélérée des produits ? Au fil des arguments du rapport, nous sommes amenés à voir émerger les interrogations, convictions et doutes  de ces pionniers du design qui souhaitaient « dégager si possible les grandes lignes de l’avenir ».

En quoi nous parlent-ils encore ?

(…) notre civilisation contemporaine sera plus tard une civilisation du passé

A propos de l’attitude passéiste tendant à faire croire que le passé était plus harmonieux, les auteurs parlent de « faux jugements ». A chaque tournant de l’histoire l’homme tend à opposer un passé harmonieux à un présent chaotique, comme si le futur pensé par les anciens ne pouvait qu’engendrer le désordre dont nous serions héritiers. La question esthétique domine alors le champ de la réflexion mais cette attitude reste d’actualité dans son mécanisme. Notre époque ne pense plus en termes d’esthétique industrielle. Cependant, si le design thinking est tant à l’ordre du jour, n’est-ce pas pour fédérer une culture de l’innovation qui devrait affronter les défis d’un présent assombri par les désordres de la crise économique, par une crise de confiance face à la mondialisation, par l’angoisse face aux problèmes environnementaux et aux évolutions techniques non maîtrisées ? Il s’agit toujours de croyance dans l’aptitude du design à penser un monde meilleur. Dans le livre de Tim Brown, on y décèle même cette idée d’universalité des Modernes « d’inspirer des solutions applicables au monde entier »… (3).

Mais nous dit aussi le rapport, « que devons-nous penser d’un ordre qui ne pourrait s’épanouir qu’au prix du sacrifice de la liberté et du respect de tous les hommes » ? En 1963, il s’agit toujours de porter le débat sur les formes de notre environnement, de nos produits. La rationalité  appliquée dans le domaine de l’esthétique engendre t-elle automatiquement l’uniformité, la monotonie, une perte d’identité culturelle ? Comment transformer le « désordre » en « diversité » ? Les réponses sont variées mais le consensus se fait autour de l’idée que l’éducation de la sensibilité, la formation du goût et du jugement des producteurs et des consommateurs sont des missions fondamentales d’une éthique de l’industriel design. Elles semblent indissociables d’une bonne capacité d’esprit critique face à un système économique qui  n’aurait pour finalité que de vendre, « fut-ce n’importe quoi ».

Nous ne parlons plus d’éduquer le goût, entreprise d’ailleurs déjà considérée comme très discutable par certains délégués du Congrès de l’Icsid, mais la question d’une formation au jugement reste présente dans le contexte des multiples voies d’information (expositions, ouvrages, médiatisation de tous ordres… sur le design). La participation de plus en plus requise de l’usager/consommateur dans certains domaines, ce qu’on appelle maintenant « l’expérience utilisateur », en particulier dans les dispositifs numériques, n’exclut pas cette dimension pédagogique revendiquée par les pionniers du design. Elle prend simplement d’autres formes. C’est aussi cette dimension que nous retrouvons dans le design thinking quand il s’agit de « former de futurs adeptes » (4).

Design et design(s)

La question du design industriel comme « discipline pilote » pour les autres disciplines de création, dont sont convaincus les représentants du Japon et des Etats-Unis lors du Congrès, n’est pas sans susciter des controverses. Certains pensent plutôt que c’est le rôle de l’architecture. Le consensus se fait autour de ces deux disciplines comme « facteurs de liaison » entre les métiers de création. Concernant cette qualité accordée au design industriel, peut-être faut-il y voir une des raisons qui, comme le soulignait Bruno Remaury (voir référence « Le design en combien de mots » sur ce blog), a amené en France à assimiler le mot design (en tant que pratique) au design industriel au dépend d’autres métiers de conception comme le graphisme ou l’architecture d’intérieur. A travers ces débats on voit poindre l’idée d’une « pensée du design » qui va se développer à la même époque dans les milieux de la recherche. Le rapport souligne également la place essentielle du design au niveau de l’élaboration des programmes de l’entreprise, dans le « brain trust » où se retrouvent aussi bien « le technicien que le spécialiste des questions financières, le directeur commercial que le juriste (…) ».

Que signifie le designerly way of thinking promu actuellement comme remède aux défis de notre monde et comment s’articule t-il avec ce « travail collectif » qui nous semble également « indispensable à la réussite » ? De quelle « réussite » parle t-on ? Dans le rapport du Congrès, l’idéalisme d’un « monde meilleur » reste une foi partagée et l’esthétique industrielle est l’espoir d’une synthèse heureuse entre les facteurs économiques et sociaux. Dans l’allocution d’ouverture du Congrès, Gomez Machado parle d’une « clarté encourageante de l’espérance » après avoir mis en avant qu’elle montrait « tous les traits d’un produit caractéristique de notre époque, un tissu de contradictions bouleversantes (…) ». De son côté, l’industriel Jean Sargueil, membre de l’Institut d’Esthétique industrielle dès son origine, parle d’un nécessaire « déséquilibre » de l’esthéticien industriel « avec son temps et avec le monde dans lequel il vit, afin de s’élever et de faire avancer ce monde, sinon il renoncera au sens de sa vocation humaine ».

Quelles formes de croyances ont remplacé dans notre monde cette vision romantique du créateur en avance sur son temps ?

Notes :

1 – L’Icsid a été constitué en juin 1957 à l’initiative de l’American Society of Industrial Designers (Etats-Unis), la Society of Industrial Artists (Royaume-Uni) et l’Institut d’Esthétique industrielle (France). En 1963, son siège était à Paris. Le premier congrès eut lieu à Stockholm en septembre 1959 et le deuxième à Venise en 1961.

Le 3ème Congrès s’est tenu au siège de l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) à Paris en juin 1963 avec des délégués de 17 pays.


2 – Le numéro spécial de la revue Esthétique industrielle (62-62) donne un compte-rendu complet du Congrès.

3 – Brown, T., L’Esprit design, le design thinking change l’entreprise et la stratégie, Pearson, Paris, 2010, p. 205 (paru sous le titre Change by Design. How design thinking transforms organizations and inspires innovation, Harpar Business, 2009

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4 – Brown, T., op.cit, p. 225. Voir le chapitre  « Le nouveau contrat social, Nous sommes tous concernés » P. 179-229.

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