Dans un article paru dans la revue Design Issues (1), Stéphane Laurent, historien de l’art et du design, porte une critique sévère sur les expositions en France dans le domaine des arts décoratifs, des arts appliqués et du design. Il fait référence aux expositions prestigieuses en Angleterre, Allemagne, Scandinavie, Etats-Unis… pour mieux souligner le déficit français en ce domaine :
Except for some specialized exhibitions here and there (e.g., at the Musee d’Orsay in small rooms, at the Galliera museum for fashion only, and at the museum of Decorative Arts), often without substantial catalogues, France has been quite removed from such outcome. In fact, in France we are still eager to explain design, while our neighbors are exploring and developing all of its refined and elaboreted facets. To illustrate, the intention for the exhibition on Patrick Jouin was to demonstrate to the public what industrial design is, using the personal itinerary of the creator ; in 2008, the exhibition titled « Design Versus Design » at the Grand Palais (…) aimed to provide a panorama of creative furniture, at the Musee du Luxembourg in 2010, one could find only a poor presentation on Tiffany, despite the various informative and consistent aspects that might have been explored in the work of the famous glass designer and entrepreneur.
Un numéro ancien d’Art Press (2) consacré au design (1987) soulignait déjà « le star-système qui contraint toujours les mêmes à un show permanent (…) et laisse la grande majorité dans l’ombre », mettant « le feu des projecteurs non sur le design dans son intégralité, mais sur un secteur porteur de symbolique sociale, le mobilier. Ce qui n’aide pas à la pénétration de la profession dans l’industrie » et « surmotive les jeunes pour une profession dont on ne montre que la facette « mode » et dont on gomme les réalités économiques ».
Le terme design recouvre maintenant de nombreux domaines d’application, remplaçant quelquefois les anciennes dénominations de métiers de conception, témoignant également de nouveaux métiers du design apparus à la faveur des évolutions techniques et scientifiques, des mutations sociales et économiques. Il ouvre sur de nombreux champs spécialisés qui peuvent être simplement une nouvelle façon de nommer ce qui se pratiquait auparavant par les designers, sans qu’il y ait d’appellation spécifique, mais qui témoignent aussi d’une dynamique de cette discipline et pratique professionnelle (design thinking, universal design, design-for-all…). Il serait intéressant de mettre en perspective les nouveaux qualificatifs associés au mot design depuis quelques années, en s’interrogeant sur les réalités auxquelles ils renvoient : phénomène de mode, nouvelles pratiques de métier, évolutions des théories du design, philosophie du design, engagement social, économique, politique…
Associations institutionnelles et professionnelles oeuvrent, certaines depuis longtemps (3) pour la promotion d’un métier dont on dit qu’il n’est toujours pas vraiment reconnu en France. Il faut cependant distinguer la réalité des champs professionnels, où de nombreuses entreprises font de plus en plus confiance au design pour accompagner leur démarche d’innovation et de développement et un terrain médiatique toujours attaché à la figure du designer-artiste qui ne recouvre pas, loin s’en faut, tant les réalités professionnelles du design que les différentes domaines de recherche de la discipline.
Le point de vue critique de Stéphane Laurent sur les expositions en France ouvre sur un certain nombre d’analyses explicatives du phénomène. La première aborde la question de la hiérarchie des arts et d’une coupure entre arts majeurs et arts mineurs, privilégiant les premiers par rapport aux seconds :
(…) we still suffer from the academic complex that divides major arts and minor arts and that always (alas!) gives priority to the former over the latter. Indeed, exhibitions on art are still highly visual, while design is part of a technical culture (4) – more austere, less able to distract the public.
Grand Art et autres arts
Ce débat des arts majeurs et des arts mineurs doit être replacé dans la longue histoire des arts mécanique et des arts libéraux. Au Moyen Age, le travail de l’artiste relevait de la catégorie des arts mécaniques (activités manuelles) et non de celle des arts libéraux (disciplines liées aux activités intellectuelles). Au service de l’expression de la foi chrétienne, les artistes faisaient partie de la grande communauté des artisans. Les valeurs et représentations du monde qui ont accompagné la Renaissance occidentale aux XVe XVIe siècles ont amené les artistes à faire valoir les éléments intellectuels de leur art et à revendiquer leur place au sein des arts libéraux. Les Beaux-Arts, consacrés en France par la création de l’Académie de peinture et de sculpture en 1948, se distinguèrent alors des arts mécaniques. Les mouvements Arts and Crafts et Art nouveau au XIXe siècle ont lutté contre cette coupure entre le grand art et les arts décoratifs, s’inscrivant dans ce vaste projet d’unité des arts qui a marqué la fin du siècle et qui est une des branches de l’histoire naissante du design industriel, celle qui trouve son origine dans l’histoire des arts appliqués et, en France, dans l’univers de la Société des Artistes Décorateurs (5) créée en 1901 (SAD). Mais la revendication d’un territoire spécifique du design industriel dans les années 1950, dont le champ d’action débordait largement celui des arts décoratifs, a amené une scission qui aurait conduit, selon Stéphane Laurent, à un désintérêt pour l’histoire, deuxième explication proposée dans son analyse critique des expositions françaises en ces domaines :
Unfortunately, in the 1960s, the designers – new players in the decorative arts field – expressed an absolute desire for modernity. They found it convenient to denigrate a knowledge of styles, connected to the domain of the « decorateurs » from the previous generation, instead of taking advantage of the advertising offered by their elders. Thus, design culture had to start over, exactly as if the century of promotional efforts had been useless.
Notre étude sur le mouvement de l’Esthétique industrielle dans les années 1950 montre effectivement, avec en particulier l’action de Jacques Viénot, une volonté de défendre une nouvelle profession « qui ne relève ni des Beaux-Arts, ni des arts décoratifs, ni de la technique pure » (revue Esthétique industrielle n°1 – 1951). Le crédo de la « beauté utile » issu des Arts and Crafts du XIXe siècle est toujours défendu mais il s’agit d’affirmer que le design industriel ouvre sur des domaines d’application éloignés des secteurs traditionnels des arts décoratifs. Ce mouvement est aussi soutenu par des artistes-décorateurs comme Jacques Dumond, membre du comité de l’Union Centrale des Arts Décoratifs. Celui-ci écrit (6) en 1963 :
Il y a peu de temps encore l’Institut d’Esthétique industrielle, devant la confusion française des activités artistiques, se défendait de s’intéresser aux créations qui relevaient de l’Art dit décoratif. C’est ainsi que les jeunes de la Société des Artistes décorateurs, entraînés vigoureusement par quelques anciens résolument modernes, devinrent des créateurs de modèles pour l’industrie du meuble, de la céramique, de la verrerie, du tissu, du luminaire et en général de tout ce qui correspond à l’aménagement de la demeure ou du bureau. La cause étant bien entendue aujourd’hui et l’ambiguïté n’étant plus possible, l’Institut d’Esthétique industrielle accueille à la fois ces producteurs et leurs productions. Mais cet ostracisme, volontaire au départ, a certainement permis un développement considérable de l’Esthétique industrielle dans le domaine mécanique, de l’Art Ménager, des transports, du conditionnement, et en général de tout ce qui n’était pas du ressort de l’ancien Art décoratif.
La démarcation du design industriel par rapport à la tradition des arts décoratifs en ce début de deuxième moitié du XXe siècle, n’est pas propre à la France. Est-ce parce que le design industriel français avait du mal à avoir une véritable reconnaissance dans le milieu industriel qu’il fallait insister plus qu’ailleurs sur la rupture avec les arts décoratifs, tout au moins dans sa dimension artistique et artisanale, et donc se détourner de l’histoire ? En même temps, situation paradoxale, la médiation institutionnelle du design par les expositions en France restait (reste) souvent plutôt attachée à la création d’auteur et à une approche artistique (dans le registre art mineur ?).
Art majeur/art mineur
La question Art majeur ou Art mineur avait été la première choisie par Camille Saint-Jacques pour une introduction comparée à 11 disciplines des arts dans l’ouvrage 1950-2000 Arts contemporains (6).
Dans le chapitre « design » qui m’avait été confié, j’avais pris le parti de dévier la question. Il me semblait en effet que celle-ci perdait de son sens avec les évolutions actuelles des métiers du design dont les problématiques sont fort éloignées de celle de l’art, excepté dans la figure du designer-artiste.
Histoires du design
Pour autant, la question appartient bien à l’histoire industrielle. Rappelons l’action du comte Léon Laborde qui au XIXe siècle conseillait aux industriels « de demander leurs modèles à des artistes plutôt qu’à des praticiens sans initiative et sans idées » (7). Stéphane Laurent parle d’une histoire encore embryonnaire dans l’enseignement en France dans le domaine du design et des arts décoratifs et d’un moindre intérêt pour une culture technique (9) « more austere, less able to distract the public ». Il regrette un manque de dialogue entre les historiens et les commissaires d’exposition. Mais il faut souligner également en amont un déficit français d’études historiques sur le design industriel qui laisse le champ libre à une histoire linéaire et simpliste des arts appliqués à nos jours, sur le modèle d’une histoire de l’art qui elle-même privilégie une lecture linéaire par avant-gardes. Je renvoie à quelques articles de ce blog sur ces questions (10).
Les recherches internationales menées depuis quelques décennies montrent cependant le dynamisme engagé pour construire des questions de recherche propres à l’histoire du design, dans un dialogue fructueux avec les autres disciplines de l’histoire et des sciences humaines, soulevant aussi la question des limites entre disciplines qui imposent à chacune une vision claire de son champ d’étude. Stéphane Laurent regrette que l’histoire du design dans les écoles de design ne fasse pas appel aux universitaires compétents sur ces questions, préférant un enseignement généraliste et plutôt superficiel en sciences humaines :
Design schools and professionals in France prefer social sciences readings, which tend to be generated under a theory combining – loosely (and uninterestingly) – aesthetic, philosophical, semiotic, psychological, and sociological verbage, often based on outdated publications.
Design et pluridisciplinarité
L’opposition entre histoire du design et sciences humaines ne me semble pas pertinente. Mais le propos provoque la question fondamentale de l’enseignement des sciences humaines et sociales (et d’ailleurs aussi celle de l’enseignement de l’histoire) dans les écoles de design. Quelles sciences humaines retenir ? Comment les enseigner ? Quels rapports entretiennent les sciences humaines et le projet de design ? Comment les cultures issues des arts appliqués et celles des disciplines universitaires se rencontrent-elles ?
Dans un texte (11) paru en 2006, Alain Findeli propose une typologie des liens entre corpus théorique et pratique du design, en particulier dans l’enseignement. Le premier type est intitulé celui de la « théorie minimale » :
C’est celui qu’adoptent certains praticiens enseignants pour qui les discours et théories ne sont que du bavardage inutile lorsqu’il s’agit de transmettre et d’acquérir les savoir-faire professionnels. (…) Une telle perspective porte le plus souvent à ne pas distinguer trop radicalement le design de ses antécédents historiques, l’art décoratif et les métiers, dont il ne serait que la version moderne mise à jour car technologiquement plus complexe.
Donc la description d’une pratique vaudrait pour théorie et ainsi que l’écrit l’auteur, « toute théorie du design » ne serait « jamais qu’une méthodologie ».
Le deuxième type est celui de « la théorie comme cadre interprétatif » issu « de la tradition savante de l’histoire de l’art qui se met en place au tournant du XXe siècle, celle des Kunstwissenschaffen ou ‘sciences de l’art » :
L’objectif épistémologique, rarement annoncé en tant que tel, est de fournir un contexte (historique mais aussi critique) permettant d’interpréter la pratique professionnelle, plus précisément encore les objets qui en résultent. Il s’agit d’interpréter, donc de donner un sens à ces objets culturels, ce que leur valeur technique et fonctionnelle (par laquelle, selon la distinction classique, ils se différencient des objets artistiques) est incapable, d’après les tenants de ce modèle qui s’opposent en cela aux fonctionnalistes, de réaliser à elle seule.
Des « sciences de l’art », le cadre s’est étendu à la fin XXe siècle aux nombreuses disciplines des sciences humaines. Et l’auteur y voit deux inconvénients, le fait que les discours se concentrent « sur les produits du design et non sur l’acte » (en particulier sur « l’étendue de la responsabilité de l’acte professionnel de design ») et l’impossibilité d’arrêter véritablement « le socle intellectuel » des disciplines, puisque « Rien de ce qui concerne l’être humain et la façon dont il habite le monde ne saurait être, à priori du moins, étranger au design » :
L’intention est louable d’inviter des spécialistes de disciplines diverses à dispenser leurs connaissances aux futurs designers, donc de multiplier les cours de psychologie, de sémiologie, d’esthétique, etc., à condition que les étudiants puissent saisir la pertinence de ces apports, non pas (ou seulement) pour leur culture intellectuelle ou leurs connaissances scientifiques, mais en premier lieu pour leur pratique du design.
Et c’est bien là effectivement toute la difficulté de l’enseignement pluridisciplinaire que la plupart des écoles de design revendiquent. Comment instaurer le lien entre théorie et pratique ? car il ne s’agit pas en effet de transformer les designers en sémiologues, sociologues, etc. sinon il vaut mieux effectivement aller à l’université et suivre les cours qui correspondent à ces disciplines.
On se rapproche du troisième type dégagé par Alain Findeli, celui du « design comme science appliquée » qui a pris la forme de « science de l’art appliquée » avec l’Ecole du Bauhaus pour évoluer avec le New Bauhaus de Chicago (12) à la fin des années trente et l’Ecole d’Ulm dans les années cinquante vers celle des sciences appliquées (sciences « dures » et sciences humaines et sociales). L’auteur situe le modèle dans le contexte de l’épistémologie scientiste du XIXe siècle considérant toute pratique comme l’application d’une théorie.
Or « le passage d’une proposition déclarative universelle à la pratique, donc à une situation singulière, exige un travail d’interprétation, de contextualisation, de compréhension, d’évaluation, de jugement, de création, d’invention, de formalisation, de décision, d’engagement, bref un travail de design, qui n’a rien d’automatique, de ‘logique’ comme on dit ».
Et la question se pose de nouveau, sur quelles disciplines s’arrêter ?
L’enseignement par le projet revendiqué par les écoles de design, prend diverses formes où l’on peut retrouver les types dégagés par Alain Findeli. Les engagements pédagogiques actuels insistent sur la pluridisciplinarité autour du projet. L’enjeu est effectivement de mettre en oeuvre des échanges fructueux entre théorie et pratique. Reste que l’équilibre entre un minimum d’apport théorique nécessaire et le travail pragmatique sur le terrain du projet est toujours un véritable et passionnant défi pour les enseignants. C’est à cette dialectique qu’en appelle l’auteur dans son 4ème type, celui du « design comme théorie située et pratique éclairée » dont il dit qu’elle est plus difficilement observable que les précédentes car elle est actuellement en gestation ».
Les écoles doivent être en éveil par rapport aux travaux menés au sein de la communauté internationale de la recherche en design sur ces sujets mais ceux-ci devraient aussi, aux côtés des recherches des historiens comme le revendique Stéphane Laurent, enrichir la médiatisation du design, tant sur le plan des expositions que des différents supports qui les accompagnent.
Notes :
1 – Stéphane Laurent, « Why a Culture of Design in France never Took Off », Design Issues, vol. 28, Number 2, Spring 2012, p. 72-77
2 – Art Press spécial, « A l’heure du design », 1987, p. 17.
3 – L’Institut français du design (anciennement Institut d’Esthétique industrielle né en 1951), IFD ; L’Agence Pour la Promotion de la Création industrielle (1983), APCI ; La Cité du design ; l’Agence Régionale du Développement et de l’Innovation, Rhône-Alphes, ARDI ; Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement, VIA ; Le lieu du design ; l’Alliance française des designers, AFD ; le syndicat des professionnels du design, Fédi ; Le Conseil français des architectes d’intérieur, CFAI… Liste non exhaustive.
4 – Dans un premier ouvrage de synthèse en 1974 (Design, Stock-Chêne), Jocelyn de Noblet avait critiqué une vision artistique du design affirmant son inscription dans le champ de la culture technique. Il a créé le Centre de Recherche sur la Culture technique (CRTC) en 1978 avec des directeurs d’études de grandes entreprises françaises et étrangères, et des universitaires. Pendant quatorze ans, la publication de la revue Culture technique a permis de diffuser les recherches menées au sein du CRCT. Les différents numéros de cette revue sont maintenant consultables en ligne . Jocelyn de Noblet avait également été responsable du catalogue de l’exposition « Design, miroir du siècle » (Flammarion, APCI, 1993) qui avait voulu inscrire le design dans l’histoire au sens large. Stéphane Laurent dans l’article de référence critique la partie exposition comme « (…) a puzzled and puzzling display of the objects (…) »
5 – Yvonne Brunhammer et Suzanne Tise, Les Artistes décorateurs 1900-1942, Paris,éd. Flammarion, 1990.
6 – « L’Esthétique industrielle en France », Jacques Dumond, Vie des Arts, n° 32, 1963; P. 56-61.
7 – 1950-2000, Arts contemporains, sous la direction de Camille Saint-Jacques, ed. Scéren Autrement, Paris, 2002.
8 – Léon Laborde, Travaux de la Commission française sur l’Industrie des Nations, VIe groupe, XXXe jury Beaux-Arts, Exposition universelle de 1851, Paris, 1856.
9 – Cela ne semble pas spécifiquement français. L’historien américain Victor Margolin parle aussi de la culture matérielle comme du parent pauvre des disciplines historiques (Design Issues, vol XXV, numéro 2, Spring 1998, p.94-95). Voir également « The product milieu and social Action », Discovering Design : Explorations in Design Studies, Richard Buchanan and Victor Margolin, eds., Chicago, The University of Chicago Press, 1995.
10 – Articles sur ce blog :
– De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, 30 Septembre 2009
– Histoire du design en débat 1, 27 décembre 2009
– Histoire du design en débat 2, 21 Janvier 2010
– Histoire de design en débat 3, 9 Mai 2010
11 – « Qu’appelle-t-on « théorie » en design ? Réflexions sur l’enseignement et la recherche en design », Le Design, Essais sur des théories et des pratiques, sous le direction de Brigitte Flamand, Institut française de la Mode, éd. du Regard, Paris 2006, p. 77-97.
12 – Voir Alain Findeli, Le Bauhaus de Chicago, l’oeuvre pédagogique de Laszlo Moholy-Nagy, les éditions du Septentrion, Québec – Klincksieck, Paris, 1995.
2 réponses à “De la culture design en France”