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Le philosophe parle du designer

Le texte enchanté et teinté d' »embonpoint »(1), écrit par Michel Onfray sur Philippe Starck, est symptomatique d’un certain discours (et ici savant puisque écrit par un philosophe) amplifiant la valeur de signe de l’objet dit de design et donc dopant sa valeur économique.

Il est assez drôle de ce fait que la brosse à dent de Starck soit présentée dans cet essai comme un produit non dopé justement par « la logique libérale », grâce à la métamorphose par le design starckien de cet objet trivial en objet d’art à la portée de tous. Nous voilà au temps des Arts and Crafts et de l’humanisme d’un William Morris mais, ainsi que le fait remarquer Stéphane Laurent (2), peu d’écrits sur le travail de Starck situent celui-ci « à l’épreuve du patrimoine du design ». Et lorsque Michel Onfray, se référant à Hegel,  parle de l' »esthétique totalitaire » du designer, pour signifier sa volonté d’embrasser « l’ensemble des objets du monde, rien moins », ou de son désir d’introduire l’art dans l’objet du quotidien, il ne s’embarrasse pas de rappeler qu’on retrouve là les fondements de pensées du design qui ont émergé avec l’Art nouveau et alimenté les divers développements du fonctionnalisme. Pour les références, ne soyons donc pas sérieux, le propos n’est pas là…

Le choix du philosophe, « l’Enfant et les sortilèges » mis en musique par Ravel (sur un texte de Colette),  pour parler des objets de Starck convient mieux effectivement à un discours qui se fait l’écho de l’image puzzle que le designer a contribué à forger de lui même, à commencer par la vocation de l’enfant rêvant devant les dessins d’aéronefs de son ingénieur de père. Le lyrisme du texte, sa construction sur un nombre sacré, en 12 clefs d’entrée, renvoient à la figure démiurgique « de prêtre païen » qui construit en partie l’univers starckien (3) :

(…) les objets de Starck parlent, volent, rampent, nagent, glissent, ondulent, susurrent dans le silence et agissent ; ils créent des magies, produisent des envoûtements, génèrent des fascinations étranges ; ils fomentent des faits et méfaits, des transformations d’atmosphères, des aises et malaises ; ils invitent ou tiennent à distance ; ils questionnent et interrogent sans arrêt ; ils forcent, obligent et contraignent. En un mot, ils ne laissent pas indifférents la conscience informée de leur existence par un regard, même furtif.

et plus loin…

Ces objets manifestent la présence de mondes alternatifs dans le tissu même du réel. Dans l’ambiance sans dieux de nos modernités épuisées qui détestent la vie, la joie, le débordement et la sérénité, cette joyeuse liturgie de l’objet fabrique une religion immanente, elle ouvre une communion horizontale.

Pour être le grand prêtre, même rigolard, il faut être au-dessus de la mêlée. Il n’y a pas lieu donc d’évoquer les débats qui, dès les années 60, ont plongé le design fonctionnaliste au sein des polémiques sur la société de consommation, ni d’évoquer les écrits de Baudrillard et d’autres, ni les revendications particulièrement vives dans les années 80 pour un dépassement des clivages entre design et arts appliqués.

Quant à ce qui permettrait une « aristocratisation du consommateur » grâce à l’art pour tous dans le quotidien et passant par « des formes qui éduquent l’oeil » éloignées d’un kitsch démagogique (partie 12 du texte), pas besoin non plus de rappeler que chez les Modernes, un certain nombre avaient aussi eu cette prétention (Voir l’article sur « La République des Arts » de Jacques Viénot dans ce blog).

Lorsque Michel Onfray écrit (partie 11) :

Utile et plaisant, pratique et beau, fonctionnel et artistique, voilà qui met à mal l’un des canons de l’esthétique kantienne, qui suppose la satisfaction désintéressée

c’est en fait toute une tradition esthétique remontant à l’Antiquité, dont le philosophe Paul Souriau a été un des penseurs au début du XXe siècle qui apparaît. Ce dernier écrivait dans son ouvrage paru en 1904, « La beauté rationnelle » (chapitre V : « Valeur esthétique de la finalité ») :

Chaque fois qu’une opposition semble se produire entre le beau et l’utile, nous avons pu montrer qu’il y avait méprise. Ce que l’on prend pour un conflit entre le beau et l’utile, c’est toujours un conflit de fins : conflit entre nos fins et celles d’autrui, conflit entre une fin inférieure et une fin supérieure. Dans le site le plus pittoresque, on installe une usine ; on capte une chute d’eau pour lui faire actionner des turbines : voilà, dit-on, le beau sacrifié à l’utile. Non, ce sont plutôt les intérêts du promeneur sacrifiés à ceux de l’usinier. Ce terrain, cette chute d’eau peuvent être affectés à deux usages : soit procurer aux passants un objet de contemplation : soit à faire vivre une industrie. Dans l’un et l’autre cas, qu’on le remarque bien, il y aura utilité et beauté; car il est très utile à l’homme qu’on lui conserve quelques coins paisibles où il puisse se reposer de son labeur dans la contemplation de la nature, et d’autre part, dans une usine prospère en pleine activité, il y a autant de beautés réelles que dans un rocher et une chute d’eau. Le conflit n’est donc pas entre l’utile et le beau, mais entre diverses fins (4).

Cette pensée esthétique associant le pratique et le beau, le fonctionnel et l’artistique est omniprésente dans le design moderne et pour terminer, citons encore l’architecte André Hermant (« Formes Utiles(, 1959) :

Tout objet créé par l’homme du moindre outil jusqu’au temple peut élever l’utile jusqu’à la beauté (5).

Le « peut » est important car pour Hermant il faut quelque chose qui aille au-delà du pratique, de l’utilitaire, ce qu’il définit comme « l’accord entre les exigences de la matière et les aspirations de l’esprit »

Nous ne sommes pas loin de cette beauté issue d’une des branches du fonctionnalisme lorsque Michel Onfray écrit à propos de Starck :

Dans la double efficacité, l’objet remplit une fonction précise et véhicule un au-delà -élégant, agréable, séduisant, certes, mais aussi beau, et parfois sublime.

Philosophie ou hagiographie ?

Notes :

1 – « Anatomie de quelques sortilèges », Michel Onfray, écrits sur Starck, Centre Pompidou, Paris, 2003, p. 9-24. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition organisée par le Centre Pompidou sur le designer.

2 – « Le voyageur du temps, L’oeuvre et la démarche de Philippe Starck à l’épreuve du patrimoine du design », Stéphane Laurent, écrits sur Starck, op. cit. p. 97-105.

3 – Sur l’approche mythique du design chez Starck et sur la « déification du designer », voir le texte de Benoît Heilbrunn, « Le grandesigner, petit précis de philosophie starckienne », écrits sur Starck, op. cit, p. 27-44.

4 – « Valeur esthétique de la finalité », Paul Souriau, Paris, Félix Alcan editeur, 1904, p. 212.

5 – Formes Utiles, André Hermant, Paris, Vincent Fréal et Cie, 1959, p. 13.

2 réponses à “Le philosophe parle du designer

  1. merci Jocelyne.
    J’ai bcp apprécié tes réflexions, je réfléchis en ce moment à cette séparation entre l’utile et le beau qui fait de l’esthétique un investissement superflu, qui crée bcp de malaise. Michel Onfray a raison, c’est la finalité – promeneur ou usager – qui fera de la carrière une balade ou une un chantier. Maffesoli a répondu à ma question : « l’esthétique, c’est éprouver des émotions ensemble. »
    C’est cela, le défi du design ! Réussir le rendez-vous pour le plus grand nombre, en respectant autrui…
    Bonnes vacances et à très bientôt !
    AM

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