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design-histoires

Une esthétique de la pureté

Le combiné radio-tourne-disque SK4

Hans Gugelot assisté de Dieter Rams, pour la firme Braun

 

combiné radio tourne-disque SK4 Hans Gugelot - Dieter Rams

L’exemplarité du SK4 (1) est sans doute d’avoir symbolisé un engagement avant-gardiste de l’industrie allemande après la Deuxième Guerre mondiale. La sobriété de la forme, la transparence du couvercle en plexiglas, l’efficacité fonctionnelle des commandes, transmettent tout à la fois cette image de chic moderne et de confiance dans la qualité de l’objet que ne cessera de promouvoir la firme Braun.

Le combiné radio-tourne-disque, pur produit de l’école d’Ulm où enseignait Hans Gugelot (2), nous dévoile tout un pan de l’actualité du design des années cinquante.

La Hochschule für Gestaltung ouverte en 1953 à Ulm, est née d’un projet d’école supérieure sociale et politique lancé par Inge Scholl et Otl Aicher, figures de la résistance au nazisme. Sous l’égide de son premier directeur Max Bill (3), elle reprit le flambeau des idées humanistes du Bauhaus, dont l’aventure avait été stoppée en 1933 par le régime nazi.

Les liens établis entre Braun et les enseignants de l’école, tel Dieter Rams (4), devenu le grand coordonnateur du design de la firme, ont largement contribué à forger la forte identité de ses produits et donc de son image de marque. Le programme rationaliste à la base de l’enseignement d’Ulm est au coeur d’une pensée du design industriel qui s’est affirmée après la Seconde Guerre mondiale, en Europe comme aux États-Unis. On la retrouve dans le mouvement français Formes utiles et dans le mouvement de l’ Esthétique industrielle, créé par Jacques Viénot. Le design industriel contribue alors à faire triompher une esthétique dominée par la géométrie.

Existe-t-il un style des années cinquante ? L’exposé qui précède pourrait nous le faire croire. Il ne met cependant en valeur qu’un aspect du design industriel issu des théoriciens du Mouvement moderne et laisse de côté un goût de l’époque pour le kitsch, le rôle joué par l’influence de la dernière période du Streamline (5) américain, les recherches colorées des « formes libres » inspirées du surréalisme et de l’expressionnisme abstrait.

L’adoucissement des formes grâce aux nouveaux matériaux (6), l’élégance organique du design scandinave remarqué lors de l’Exposition internationale de New York en 1939 (7),  des recherches comme celles de Charles et Ray Eames (8), d’Eero Saarinen aux États-Unis, auront finalement raison de l’angle droit, annonçant  les rondeurs caractéristiques des années soixante.

Glossaire :

Hochschule für Gestaltung : Cette école fondée à Ulm en 1953 est réputée pour son élaboration d’une méthode d’enseignement du design industriel fondée sur les sciences et pour ses débats critiques portant sur la responsabilité sociale, économique et environnementale du design industriel. Voir l’École d’Ulm : textes et manifestes, éd. du Centre Georges-Pompidou, Paris, 1988.

Bauhaus : établissement d’enseignement supérieur créé en 1919, à Weimar. L’origine de cette école, née d’une fusion entre l’École supérieure des beaux-arts et l’École d’arts et métiers de cette ville, s’inscrit dans un mouvement de réforme des arts appliqués engagé avec le rapprochement de l’art et de l’industrie au début du siècle en Allemagne. L’architecte Walter Gropius en fut le premier directeur. En 1933, une intervention de la Gestapo amène le corps enseignant à dissoudre l’école. Celui-ci était accusé de promouvoir le « bolchévisme culturel ». Collectif, Bauhaus, Köln, éd. Könemann, 1999.

Formes utliles : association créée en 1949 par l’Union des Artistes Modernes (UAM). Dans la logique de l’UAM qui avait été fondée en 1929 (Jean Prouvé, Le Corbusier, Mallet-Stevens, Charlotte Perriand…) pour promouvoir un lien entre la création et le monde industriel, Formes utiles avait pour mission d’organiser des expositions de produits exemplaires. La première exposition, « Formes utiles, objets de notre temps », reprend l’idée d’un fondateur de l’UAM, Francis Jourdain, qui avait lancé dans les années vingt un projet d' »expo-bazar », pour favoriser les liens entre artistes et industriels. Les expositions de Formes utiles trouveront leur place au Salon des Arts mnagers dans les années cinquante.

Formes libres : L’expression désigne un courant des années cinquante influencé par le surréalisme et les mouvements d’abstraction lyrique et gestuelle. Les formes s’assouplissent, la couleur s’introduit dans les objets du quotidien. Cette grammaire formelle, rendue possible par les nouveaux matériaux plastiques et composites, a surtout marqué le domaine de la décoration intérieure et du mobilier.

Notes :

1 – Le phonosuper de Hans Gugelot et Dieter Rams fut sélectionné par le MoMA de New York comme objet manifeste du « bon design ». Le MoMa avait organisé en 1950 la première exposition sur ce thème, et encouragé ainsi une conception du design issue du Mouvement moderne.

2 – Hans Gugelot (1920-1965) avait commencé à dessiner des produits pour Braun à partir de 1954 et a travaillé pour la firme jusqu’à sa retraite. A cette époque, il dirigeait à la fois son propre studio de design et le département de design de produit à Ulm.

3 – Max Bill (1908-1994) avait suivi l’enseignement du Bauhaus. A la fois peintre, architecte et graphiste, il fut une figure majeure de l’abstraction géométrique des années trente, avant de s’orienter vers le design industriel.

4 – Dieter Rams (né en 1932) a intégré la firme Braun comme architecte et décorateur d’intérieur en 1955. Il a ensuite très rapidement travaillé en tant que designer de produit et fut nommé responsable du département de design de Braun au début des années soixante.

5 – Streamline : style issu des recherches sur l’aérodynamisme dans le domaine des transports au début du siècle. La crise de 1929 avait amené les industriels américains à faire appel à des créateurs pour redessiner leurs produits afin de relancer les ventes. L’idée de modernité était alors largement associée au monde de l’automobile et à la vitesse. Les premiers designers américains, très souvent issus de la mode ou de la publicité, ont donc naturellement exploré les formes arrondies, lisses et profilées qui provenaient des recherches aérodynamiques et des possibilités offertes par les nouveaux matériaux comme la bakélite, pour redessiner les objets de la vie quotidienne. Citons quelques noms tels Norman Bel Geddes, Henry Dreyffus, Raymond Loewy, Walter Dorwin Teague.

6 – Sur les plastiques et matériaux de synthèse, voir Raymond Guidot, Histoire du design 1940-2000 (1994), Hazan, Paris, 2000, en particulier le chapitre II, « War to peace, la guerre, laboratoire de la recherche technologique ». Raymond Guidot explique le « chassé-croisé entre l’Allemagne et l’Amérique, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale », concernant les matériaux de synthèse.

7 – dont le pavillon avait été conçu par Alvar Aalto (1898-1976), architecte et designer finlandais très influent dans les années cinquante. Il est considéré comme l’un des pionniers du design organique.

8 – Charles Eames (1907-1978) et Ray Eames (1912-1988) ont contribué à créer un design dont les qualités esthétiques et fonctionnelles ont eu un grand retentissement dans la diffusion des formes organiques.

4 réponses à “Une esthétique de la pureté

  1. Dans son article, « Du modèle à la modélisation » (Azimuts 33, Cité du design éditions, 2009), Catherine Geel nous offre une réflexion très intéressante sur « les mouvements systémiques qui, école, font « école » ou qui, « contre-école », font école… en ce sens qu’ils ont changé et infléchi profondément l’évolution du design ».

    J’en cite ici un passage concernant Ulm :
     » Ulm (Hochschule für Gestaltung ou HfG) et le Bauhaus ne promeuvent pas la même idée du design contrairement à ce qui est souvent mis en avant. Si Ulm se construit par rapport au modèle du Bauhaus, c’est de façon naturelle (pays et culture) mais aussi face à la réception de l’enseignement et des positions du Bauhaus aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, où Gropius, Breuer, Albers, Moholy-Nagy etc. jouent un rôle, essaimant, à travers diverses institutions du MOMA à Harvard ou au Black Mountain College, l’histoire et le destin du Bauhaus.
    Ulm, dont les principaux bailleurs de fond sont américains, doit tenir compte du modèle. Max Bill, le premier recteur « est » cet enjeu. Ancien élève du Bauhaus, son départ mouvementé est bien la condition d’indépendance et la possibilité pour Ulm de se construire à son tour comme modèle.
    Bauhaus, Ulm, chacune a construit de nouvelles approches du progrès : utopique pour sa part, réelle pour l’autre : utopie sociale de l’apport du Gesamtkunstwerk pour l’une et utopie économique de la bonne consommation et technicisation des processus pour l’autre/réalité de la standardisation globale et mondiale des constructions, du confort et des objets, synthèse industrielle efficace pour une société de consommation aujourd’hui problématique… »

    Traduction Azimuts
    « Ulm (Hochschule für Gestaltung or HfG) and the Bauhaus did not promote the same idea of design, contrary to popular theory. If Ulm modelled itself on the Bauhaus, it was natural (same country and culture); but it was also faced with the reception of the Bauhaus teaching and stance in the USA after the second world war, when Gropius, Breuer, Albers, Moholy-Nagy etc played their part spreading the past and the future of the Bauhaus throughout various institutions of MOMA at Harvard or Balck Mountain College. Ulm, whose principal backers were American, must keep the model in mind. Max Bill, the first rector, is issue. Old alumnus of the Bauhaus, his dramatic departure gave Ulm the chance for independance and development, in its turn, into a model. Bauhaus, Ulm, constructed their own new approaches to progress : one was utopic, the other down to earth : social utopia in the sharing of Gesamtkunstwerk (complete work) for one and for the other an economic utopia, a consumer society which standardises and makes everthing technical :global, worldwide standardisation of buildings, of comfort and the objects that create it, effective industrial synthesis for the very porblematic consumer society of today… »

    Concernant l’apport pédagogique et la pensée de Moholy-Nagy, je renvoie à l’excellent ouvrage d’Alain Findeli, « Le Bauhaus de Chicago, l’Oeuvre pédagogique de Laszlo Moholy-Nagy », Septentrion, Klincksieck, Québec, 1995.

  2. Bonjour Jocelyne,

    Cet article a attiré mon attention. L’esthétique de la pureté, le « basic » design, m’intéresse pour mon sujet de diplôme. Alors que je me recentre sur la théorie Gestaltiste (livre de Köhler commandé), et par la même occasion l’histoire du Bauhaus et de l’école d’ULM. J’essaie de rattacher le contexte chinois dans lequel je me trouve. L’influence asiatique sur le design de nos jours est plus que présente, plante bamboo (ikea notamment), le bamboo lui-même est ses applications sans fin, les jardins zen.

    Cette esthétique du bien-être, de la pureté s’applique t-elle sur des produits de notre quotidien ? Serait-il intéressant d’aller plus loin, jusqu’à introduire dans le quotidien occidental, à travers les objets du quotidien invisible, ces inspirations asiatiques ?

    Voici les questions que je me pose actuellement.

    Merci pour vos conseils, et vos articles de qualité.

    1. Bonjour Adrien,

      Merci de cette manifestation d’intérêt pour mon blog.

      Les références asiatiques , et plus particulièrement celles de la culture japonaise traditionnelle, ont beaucoup marqué les recherches formelles dans le domaine des arts et du design à la fin du XIXe (Art Nouveau) et au XXe en Occident, à travers le mouvement moderne. Dans le contexte de votre projet, lorsque vous parlez d' »inspirations asiatiques », de quoi parlez-vous ? De quelles cultures, celles de la Chine, du Japon ? De quelles époques ? Qu’est-ce que ce contexte chinois dont vous parlez ? Références à une plante, au jardin zen… à préciser

      Quels liens entre le basic design, les théories de la « gestalt » et le contexte asiatique ?

      Je ne comprends pas la question, « cette esthétique de la pureté s’applique-t-elle sur des produits du quotidien ? ». Il me semble que nombre d’exemples montrent que le design a été marqué par cette esthétique née dans la culture moderne aux confluences des influences :
      . de l’industrialisation (rationalisation)
      . des langages abstraits géométriques qui ont associé monde nouveau et formes primaires avec des connotations à la fois politiques (valeurs d’universalité) et religieuses (références à l' »harmonie universelle »)
      . de théories fonctionnalistes qui ont dévié vers le mythe de la « bonne forme »
      . des références gestaltistes qui ont apporté une certaine caution, très discutable, à cette engouement pour les formes basiques.

      Il faut aussi précisez que ce vous entendez par esthétique du « quotidien invisible ». Enfin comment argumentez-vous la porte d’entrée par l’esthétique en tant que designer ?

      Ci-dessous des éléments de réflexion apportés par Jocelyn de Noblet dans « Design, Le geste et le compas », Somogy, Paris, 1988

      « Le système mis en place au Bauhaus, et en particulier le célèbre enseignement préliminaire, a été repris par presque toutes les écoles d’art appliqué, de design et d’architecture dans le monde entier. Le basic design, à quelques variantes près, est devenu une recette pédagogique en grande partie fondée sur la théorie gestaltiste. Il convient ici de s’étendre sur cette théorie qui traite du processus de création des formes par la perception et qui a été utilisée avec efficacité pour la production de formes abstraites. L’abstraction était censée être démocratique (là Jocelyn de Noblet fait allusions à des problématiques des années 20). Un design purement abstrait, précisément parce qu’il ne s’apparente à aucune culture, doit pouvoir parler à tout le monde et pas seulement à ceux qui connaissent les conventions et les symboles sur lesquels reposent des styles plus anciens.
      La gestalt-psychologie: Des psychologues tels que Köhler, Kafka et Wertheimer montrèrent que dans bien des domaines, et plus particulièrement dans la domaine de la perception visuelle, les structures primaires étaient des structures de comportement complexe. Nous lisons 3 points comme un triangle, directement et automatiquement. Aucun apprentissage ne nous est nécessaire pour les assimiler à une forme triangulaire. On observe ainsi beaucoup de règles de perception selon lesquelles des éléments sont apparemment liés entre eux en unités complexes ou « Gestalten ».
      Le principe essentiel de la Gestalt théorie est celui de la structuration phénoménale, selon laquelle tout champ perceptif se différencie en un fond et une forme.
      A partir de là, on peut dégager des lois :
      1 une forme est autre chose et quelque chose de plus que la somme de ses parties
      2 la forme est nettement distincte du fond
      3 la forme est close et structurée, c’est à elle que le contour semble appartenir
      4 la forme résiste mieux au changement que le fond
      5 les formes sont transposables, c’est-à-dire que certaines propriétés se conservent dans des changements qui affectent d’une certaine manière toutes leurs parties.

      Pour résumer, la partie du champ qui est vue comme forme est celle qui est délimitée phénoménalement par un contour précis et retient l’attention. On la qualifie de forme, non pas en raison de sa disposition géométrique, mais avant tout parce que sa différenciation perceptive est élevée.

      La gestalt théorie intéressait les artistes des avant-gardes qui pratiquaient l’abstraction et les fonctionnalistes qui voyaient la possibilité d’établir une relation de cause à effet entre la vie propre des figures géométiques et les processus de Gestalt (forme) universels et innés, ancrés dans la biologie, plus fondamentaux que la culture. C’était la promesse de l’existence d’un clavier universel sur lequel la sensibilité d’un créateur pouvait jouer une harmonie universelle et démocratique (une petite remarque de ma part, c’est le discours par exemple toujours tenu par IKEA qui parle, à propos de son design, de « design démocratique »). La Gestalt-psychologie semblait offrir la caution de la science contemporaine à une vision néo-platonicienne d’une géométrie unique au coeur de la création.

      Malheureusement la Gestalt théorie a toujours défendu une conception de la structuration de la forme qu’il n’est pas possible de prouver. Elle n’a pas accordé une attention suffisante aux influences de l’apprentissage. Les choix culturels déterminés très tôt chez l’enfant par son éducation entraînent une ségrégation des formes privilégiées et il n’est pas facile d’établir avec certitude la part respective du constitutionnel et de l’acquis dans les phénomènes courant de structuration.
      En conclusion, les formes qui se dégagent dans un contexte particulier seront considérées comme de « bonnes formes » ou « formes prégnantes » sans que l’on puisse pour autant les isoler de leur contexte culturel autrement que par un choix idéologique ».

      Voilà, ces longues citations pour donner à penser…

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