« Tout est design, c’est une fatalité »
(Ettore Sottsass, Le Monde, 30/08/2005)
Le designer italien Ettore Sottsass (1917-2007) affirme que « la première femme de la Préhistoire qui fait un collier avec des coquillages fait du design ». La naissance du design remonterait donc aux origines de l’humanité, aux premières activités artisanales, alors que l’élaboration et la réalisation d’un objet étaient le fruit d’un travail expérimental directement sur le matériau.Cependant, l’avènement du design dans son acception moderne d’activité de conception comme étape préalable à toute réalisation, est traditionnellement situé au moment de la Renaissance.
Jean-Pierre Boutinet (« Psychologie des conduites à projet(1) ») explique qu’ « une préparation méthodique concrétisée dans un travail de conception » apparaît dans l’architecture au moment du Quattrocento italien pour faire face à la montée de la complexité (nouveaux modes de construction, spécialisations professionnelles). C’est l’avènement du projet architectural moderne, d’une méthodologie du disegno, c’est-à-dire une méthodologie de l’anticipation de l’œuvre à réaliser (…) au service d’un idéal, d’une ambition (…) ».
Bernhard E. Bürdek(2) explique également que le dictionnaire d’Oxford situe l’apparition du concept de design au XVIe siècle, selon une définition qui associe dessein et dessin, comme étape d’anticipation de l’œuvre à réaliser. Le disegno dans les théories de l’art à la Renaissance italienne signifie bien à la fois dessin et dessein, insistant sur l’activité intellectuelle de l’artiste. C’est ainsi que le définit l’artiste Vasari dans son ouvrage « Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes(3) ». A côté du verbe to draw pour dessiner, tracer, les Anglo-saxons ont gardé dans le mot design le double sens de conception et mise en forme, alors que l’ancien mot français dessein ou desseing qui avait également le même champ sémantique que le mot anglais, a conservé uniquement la signification de projet, d’intention, laissant au dessin le soin de signifier l’acte de dessiner.
Un mot à contextualiser
Comprendre à quoi renvoie le terme design nécessite en fait de comprendre le contexte de son énoncé, variable selon les époques, les cultures et les centres d’intérêt des interlocuteurs.
Retenons que dans la culture française actuelle des media, le mot design est souvent utilisé comme adjectif – un meuble design – ce qui en général sous-entend un meuble « tendance », « futuriste », « original », un meuble de créateur qu’on ne trouvera pas dans la grande distribution. Il y aurait donc des objets designés et d’autres qui ne le seraient pas, tout ne serait pas design, contrairement à l’affirmation de Sottsass.
Ce qu’on apprend dans une école de design
Dans une école de design aujourd’hui, on apprend que le design est une activité de conception qui implique un large éventail de métiers et a pour finalité d’améliorer la qualité fonctionnelle et esthétique des produits, services et espaces de notre monde, d’apporter de l’innovation, des propositions nouvelles en rapport avec l’évolution des technologies, des modes de vie et usages, des enjeux économiques et des problématiques environnementales. On y apprend que les métiers du design sont intégrés à d’autres métiers, au sein d’équipes pluridisciplinaires avec les différents acteurs d’un projet (équipes de marketing, ergonomes, ingénieurs, sémiologues…). On y apprend également son rôle économique.
Les entreprises attendent avant tout que le design leur apporte innovation et compétitivité.
La définition internationale de l’ ICSID (International Council of Societies of Industrial Design – 2002) insiste sur le design comme « principal facteur d’humanisation innovante des technologies » et comme « moteur essentiel dans les échanges économiques et culturels ».
Les inquiétudes face aux problèmes environnementaux et les engagements actuels pour un « développement durable » recentrent sur la dimension éthique de l’acte de design.
Un certain nombre de voix se sont déjà élevées pour mettre en garde contre une récupération superficielle du phénomène qui n’a pas mis longtemps à nous inventer un « style développement durable ».
La valorisation de l’impact médiatique, dans une profession où le romantisme de l’artiste créateur reste très présent, permet de comprendre que les apprentis designers soient tentés par cette voie rapide… On les comprend et la nécessité actuelle de communiquer pour exister ne peut d’ailleurs que les encourager dans ce sens.
Aux écoles de jouer leur rôle pour que les futurs designers ne prennent pas des vessies pour des lanternes !
Notes :
1 – Jean-Pierre Boutinet, Psychologie des conduites à projet, P.U.F., coll. que sais-je ? 2770, Paris, 1993 (réed. 2006).
2 – Bernhard E. Bürdek, Design, History, Theory and practice of product design, Birkhaüser, Publishers for Architecture, Basel, Boston, Berlin, 2005.
3 – Vasari d’Aresso (1511-1574). Une première version de l’ouvrage parut en 1550 par l’imprimeur du duc de Toscane Lorenzo Torrentino. Une version complétée fut publiée à Florence en 1568 par Jacopo Giunti.
Si vous ne l’avez pas lu (mais vous l’avez sûrement lu), Bruno Remaury a écrit un chapitre très intéressant sur « les usages culturels du mot design » dans l’ouvrage « Le design, essais sur des théories et des pratiques ».
Merci Clément pour cette contribution !
Effectivement, l’article de Bruno Ramaury (1) propose un développement très intéressant sur les différents usages du mot design, selon que celui-ci renvoie à une pratique, à un objet ou à un jugement de goût.
Il explique dans « le design comme pratique » (versant industriel du « dessin à dessein » des arts appliqués), comment le mot employé sans qualificatif s’est imposé en France pour designer le design d’objets industriels, les autres champs de la conception nécessitant un qualificatif : design graphique, design d’espace, etc., alors que pour la langue anglaise le design de produit industriel nécessite systématiquement aussi un qualificatif (industrial design, product design…)
L’auteur situe ce phénomène dans le contexte du divorce entre les théoriciens modernes et l’univers des arts décoratifs dans les années 30 et montre comment il est lié au cadre idéologique de la « beauté utile » et du fonctionnalisme. Ce phénomène expliquerait pourquoi le mot s’est étendu à l’objet, « c’est du design » et a fini par qualifier un style, celui de l’Union des Artistes Modernes et autres créateurs de la même mouvance à l’étranger.
Il développe aussi l’hypothèse que la hiérarchie implicite entre design et design de…, serait dans notre culture, une prolongation du prestige accordé à l’art de l’ingénieur :
« Art mécanique élevé au rang des arts libéraux, cette acception du design le situe, à l’instar de l’architecture, entre art et technique, c’est-à-dire relevant à la fois d’un art et d’une technique. Simultanément artiste et ingénieur, le designer « pur » peut prétendre au statut à bien des égard léonardesques de talent complet, de « deus ex machina » au sens littéral. C’est comme cela qu’il faut entendre le mépris diffus que certains designers exercent parfois à l’endroit de leurs collègues « inconscients » des contraintes de la machine – qu’ils soient graphistes, stylistes ou paysagistes : le viaduc de Millau, le tabouret Bubu, la Mégane, oui ; le logotype du musée d’Orsay, le 2005 de Chanel ou le parc André-Citroën, non ».
Les années 80-90 ont été effectivement marquées par les querelles autour du mot, lorsque s’est développé un design d’objets exposés comme des objets d’art dans des galeries. Beaucoup de designers industriels s’insurgeaient contre cette « récupération » du mot design qui leur semblait mettre en danger la lisibilité de leur métier. Ceci d’autant plus que, comme le souligne l’auteur, s’est imposé un usage du mot design comme adjectif (usage très médiatique) pour signifier « c’est moderne » ou « tendance ».
La hiérarchie dont parle Bruno Remaury est-elle encore d’actualité ?
Il me semble que de plus en plus, quel que soit le champ du design dans lequel on se trouve, la construction anglaise prévaut, y compris pour le produit industriel. Les nouveaux métiers du design, issus des technologies de l’information, ont sans doute beaucoup contribué à faire tomber des frontières par des explorations où les anciennes délimitations n’ont plus beaucoup de sens.
En revanche le « look design » se porte bien, qui rend parfois poreuses les délimitations entre design et « habillage marketing » et l’auteur souligne « le paradoxe (du mot design) resté synonyme d’une éthique de la conception industrielle et simultanément devenu, via son adjectivation, la marque même de son abâtardissement décoratif et commercial. La scission originelle entre l’art de l’ingénieur et celui de l’artiste-artisan, si elle est moins pertinente qu’elle ne l’était au début du XXe siècle, est sans doute en train de se reconfigurer sous nos yeux de manière inédite entre l’ingénieur et le communicateur, entre un design de recherche largement lié à la technologie qui se préoccupe de la finalité concrète de l’objet (et dont l’écodesign constitue à l’heure actuelle un des champs les plus intéressants) et un design de communication largement lié au marketing, en charge de la finalité immatérielle de l’objet ».
1 – « Les usages culturels du mot design », Le design – Essais sur des théories et des pratiques, sous la direction de Brigitte flamand, Institut Français de la Mode, Paris, éd. du Regard 2006, p.99-109.